Le jour où le soleil apprit
à mystifier la lune
#1
La première scène de The Lolly Madonna War,
un film de Richard Sarafian, sorti en 1973,
montre une toute jeune Américaine, les cheveux coupés courts, court vêtue, en sandales, qui doit changer de bus au milieu de nulle part. Elle descend du bus, s'assoit sur sa valise pour attendre le bus suivant, petite blondinette aux yeux bleus, au visage lisse, toute seule au bord de la route. Il fait chaud, elle ôte son pull, le soleil tape sur la peau blanche de ses bras, de son cou, elle ôte sa sandale pour en secouer les cailloux. En arrière plan, un peu plus loin, une sorte de station snack apparemment déserte : il n'y a pas une voiture dans les parages, pas une âme qui vive, on dirait. Cette scène inaugurale parfaitement paisible déclenche une forte tension dans le système nerveux du spectateur qui sent, immédiatement, que cette jeune fille est une proie.
Rien à l'image ne le montre, pourtant. D'où tenons-nous cette idée qui sera à la fois confirmée et infirmée, de façon très intéressante, par la suite du film ?
C'est que la jeune femme est seule dans un espace entièrement ouvert, autrement dit sans protection. Et cette situation, dans notre culture, est un signe de danger.
J'ai essayé d'interroger cette représentation culturelle dans un récit autobiographique : Le Paradis entre les jambes, [extraits].
Quel trouble introduit la jeune fille seule, c'est-à-dire sous la protection de personne, dans un espace public ?
Qu'elle soit seule manifeste le fait qu'elle s'appartient, et à personne d'autre, qu'elle est un sujet libre, en somme, et nous pouvons penser que c'est ce qui perturbe les hommes qui sont témoins de cette liberté affichée.
C'est possible, mais je crois que c'est une vue courte. Je crois que cette présence produit un trouble plus profond dans l'ordre culturel, évident donc invisible, selon lequel nous vivons : c'est la confusion entre espace intime et espace public.
Héritière d'une certaine vision de la Rome antique où la matrone régnait sur la vie domestique pendant que le citoyen participait aux affaires publiques, notre culture associe les femmes à l'espace intime, les hommes à l'espace public. J'ignore ce qui a pu justifier, dans les états archaïques de notre système social, cette distribution des espaces et des rôles qui leur sont liés, mais rien n'interdit d'y lire, avant même une organisation sociale de la maternité, l'expression d'un motif structurel, à savoir la transposition de la morphologie des organes sexuels et de leur fonctionnement : un vagin, un utérus, une ovulation, une fertilisation internes au corps de la femme, une verge et une émission de substance séminale externes au corps de l'homme.
Nous pensons l'émancipation des femmes en termes d'égalité entre hommes et femmes, c'est peut-être un raccourci qui masque une question plus précise : celle de la légitimité des femmes, et tout particulièrement des jeunes femmes, celles qui ne sont pas encore mères, qui sont donc exclusivement femmes, dans l'espace public, qui est aussi le lieu de la parole, donc de l'action, politiques.
La reconnaissance de la liberté des jeunes femmes dépend de leur possibilité effective d'accéder à l'espace public, d'y être, en toute circonstance, considérées comme parfaitement légitimes.
Et nous voyons ici l'une des séparations structurant notre société, en relation étroite avec l'idée de laïcité : la séparation entre espace intime et espace partagé, entre for intérieur et espace politique1.
L'idée de laïcité est l'expression d'une représentation de l'espace public, régi de sorte à constituer le commun, le bien commun, la construction de la chose publique, et dont les règles doivent permettre que les options et les convictions intimes entrent le moins possible en conflit. La laïcité décide de ce qui appartient à l'intime et de ce qui appartient au public, elle pose que la croyance religieuse est du domaine de l'intime et ne concerne pas la chose publique. Bien entendu les espaces symboliques ne sont pas étanches et la condition de fonctionnement de l'ensemble, c'est que les règles de l'espace commun assurent des circulations vivantes, c'est-à-dire pleines de sens, entre d'une part le privé, l'intérieur, le protégé, l'inaccessible à l'étranger et d'autre part l'ouvert à tous.
#2
Quand le soleil voulait tuer la lune…
le mythe fondateur d'une société de chasseurs en Terre de feu, les Selk'nam, tel que le rapporte l'anthropologue Anne Chapmann, qui le tient d'Angela Loij, la dernière chamane de cette ethnie disparue de la surface du globe, grâce à l'efficace conjugaison d'un génocide perpétré par les cultivateurs colonisant et clôturant les terres, et des épidémies introduites par ces mêmes colons à la fin du XIXe siècle.
Autrefois, dit le mythe, les femmes dominaient les hommes. Elles les gouvernaient impitoyablement, leur interdisaient l'accès à l'assemblée décisionnelle et les maintenaient dans cet état de sujétion par la terreur : les femmes se réunissaient en assemblée secrète sous la direction de la Lune, chef redoutable, et elles convoquaient les esprits qui, dans le mystère de masques d'écorces, de lignes de peintures et de duvets restructurant les corps, venaient terrifier les hommes.
Jusqu'au jour où le Soleil, époux de la lune, se rendit compte par hasard que c'étaient les femmes elles-mêmes qui se grimaient, au secret de la tente sacrée.
Le Soleil alors fomenta la révolte des hommes, ils massacrèrent tragiquement leurs propres épouses, leurs propres filles, c'est ainsi que le Soleil tua sa merveilleuse fille Tam-tam, brûla la face de son épouse, la Lune, qui réussit à s'enfuir à la faveur de la nuit et, comme chacun sait, continue de fuir pour l'éternité ce solaire époux qui la poursuit sans pouvoir l'atteindre. Voilà pourquoi le visage argenté de la lune, marqué des cicatrices de ses profondes brûlures, règne désormais sur la nuit, impuissant témoin de la sujétion des femmes.
Car les hommes, depuis, ont gardé le pouvoir. Ce que décrit le mythe, ils le réalisent trait pour trait, battant leurs épouses, leur interdisant strictement l'accès aux assemblées décisionnelles, se retirant entre eux pour se grimer en esprits qui à la fois terrifient, à la fois font rire les femmes le jour de la cérémonie théâtrale durant laquelle ils se manifestent au village.
Anne Chapman2 analyse ce système de miroir : le mythe fournit non seulement une justification au pouvoir des hommes sur les femmes, et le moyen de sauvegarder ce pouvoir mais surtout l'idée que les traitements qu'ils leur infligent ne sont que l'exercice naturel de ce pouvoir dont on ne concevra même pas d'autre expression. L'organe de la relation de domination, c'est la mystification.
Les femmes croient, déclarent-elles, et craignent la mystérieuse manifestation des esprits, elles n'imaginent apparemment ou prétendument pas que, sous le masque, ce puisse être leur époux, leur fils. C'est qu'il en va de leur vie : la chamane interrogée par Anne Chapman mentionne explicitement le risque de mise à mort pour la femme qui éventerait le secret et le ferait savoir ; mais c'est peut-être aussi pour des raisons plus complexes qui tiennent à l'équilibre de fonctionnement de la société Selk'nam, fondée sur les rôles symétriques des deux sexes en lutte pour le pouvoir, rôles joués au cours de la cérémonie convoquant les esprits : le mystère et la crainte pour les non-initiés, les femmes ; le secret pour les initiés, les hommes. Aux hommes, dominants, la connaissance, le travestissement sérieux, le théâtre du cérémonial ; aux femmes, qui se réunissent de leur côté, l'ignorance des dupes, les singeries qui moquent les esprits dont on va s'effrayer tout à l'heure, le travestissement carnavalesque, la farce. Théâtre du dominant, théâtre du dominé.
Ce qui se passe dans l'espace commun, lors de la fête rituelle, c'est que les hommes et les femmes jouent ensemble. Le jeu, ludique et surtout théâtral, est la possibilité de circulation entre les espaces réservés. L'espace commun de la cérémonie est régi de sorte à permettre ces échanges mis en scène pour assurer et perpétuer une conjonction des rôles. Car la mystification suppose que chacun, mystifié et mystificateur, joue le jeu.
#3
Portrait du colonisé, Albert Memmi
C'est chez Albert Memmi que je trouve la plus fine analyse de cette relation de symétrie entre dominant et dominé, relation étudiée à partir du couple colonisé, colonisateur, puis, de façon aussi très intéressante, à propos du couple dépendant et pourvoyeur.
Pour ce qui concerne la relation entre colonisé et colonisateur, dans Portrait du colonisé, publié en 19573, on retrouve le mythe justificateur et la mystification illustrée par le système social des Selk'nam. Albert Memmi montre comment le colonisateur construit une image du colonisé, comment il le « repétrit », selon sa belle expression, pour lui faire subir la transformation qui justifiera son rôle de colonisateur.
La première étape de cette transformation, c'est la définition négative : le colonisé ne sait pas travailler, le colonisateur en revanche est travailleur, entreprenant, homme d'action ; le colonisé est irresponsable, infantile, il est donc nécessaire de le protéger. On voit que, dans tous les sens de ces termes, face au colonisateur majeur, le colonisé est toujours mineur, ce qui justifie non seulement de le tenir à l'écart des décisions politiques mais, beaucoup plus profondément, analyse Memmi, de le placer hors de l'histoire, hors de la cité, hors de prise de toute décision qui contribue au destin du monde et au sien4. Où nous lisons l'intrication entre la légitimité dans l'histoire et la légitimité dans l'espace politique.
Continuons, avec Memmi, ce portrait minorant pour lequel toute ressemblance avec le sujet féminin qui nous occupe n'est pas totalement aberrante.
Le colonisé est imprévisible, remarque Memmi, avec lui, on ne sait jamais à quoi s'attendre ni à quoi s'en tenir, ses comportements sont illisibles. Et quand je dis « il » au singulier, je me trompe : le colonisé, c'est « eux », toujours un pluriel, il n'a pas de personnalité propre mais les traits d'une catégorie à quoi renvoient chacune de ses réactions qu'il vaut mieux ne pas chercher à comprendre si l'on ne veut pas s'embourber dans un monde de billevesées sans intérêt. Le colonisé n'est qu'un spécimen du groupe auquel il appartient par la force de toute cette logique, et non par choix, puisque, cinquième et dernière étape de la métamorphose, il n'a bien entendu pas la liberté de se choisir colonisé, mieux, et tout est là, il a perdu le souvenir de sa liberté.
C'est ainsi que joue la mystification : le colonisé, en intégrant cette image dégradée de lui-même, la relaie. Il transmet à ses enfants ce refus de soi, il adopte l'idéologie du dominant qu'il confirme dans son rôle en même temps qu'il endosse le rôle de dépendant qui lui est assigné5.
«Pour que le colonisateur soit complètement le maître, écrit Memmi, il ne suffit pas qu'il le soit objectivement, il faut qu'il croie à sa légitimité et, pour que cette légitimité soit entière, il ne suffit pas que le colonisé soit objectivement esclave, il est nécessaire qu'il s'accepte tel. En somme, le colonisateur doit être reconnu par le colonisé. » Memmi poursuit en établissant entre les deux une relation de symétrie, par le vocabulaire du jeu : c'est une relation entre « partenaires » : « Le lien entre le colonisateur et le colonisé est ainsi destructeur et créateur. Il détruit et recrée les deux partenaires de la colonisation en colonisateur et colonisé. »
L'enseignement d'Albert Memmi, c'est qu'il est vain de chercher à libérer l'un des membres de cette relation de domination. La condition expresse de l'émancipation de chacun des « partenaires », c'est que la relation elle-même se métamorphose.
#4
Othello, Shakespeare
En deux répliques qui se répondent discrètement d'un bout à l'autre de sa pièce, Shakespeare a tout montré de la symétrie fatale de ces représentations. Lorsque, fou de douleur, trop facilement convaincu de la trahison de Desdémone, « le Maure de Venise » s'apprête à la tuer, c'est la blancheur de la jeune femme que Shakespeare lui fait évoquer en un dernier chant d'amour et de désespoir. Bien sûr, cette blancheur, dans la bouche de celui qui va la détruire et se détruire aussi par ce meurtre, cette blancheur vient exprimer l'essence tragique de la pièce puisque la jeune femme est en réalité sans faute, ce que dit Othello lui-même en convoquant cette blancheur au moment de la tuer. Mais ce rappel est aussi un indice, pour le spectateur : si Othello tue Desdémone, c'est peut-être avant tout parce qu'elle est « la blanche Desdémone » dont tous, dès les tout premiers moments de la pièce, s'accordent à le trouver odieusement indigne malgré ses faits d'arme héroïques, sa puissance, sa réputation, sa proximité avec le pouvoir. Et voilà qu'au moment précis où cette tragédie se noue, au moment où Othello commence à comprendre où veut en venir son lieutenant, Iago, en train de lui suggérer diaboliquement l'infidélité de Desdémone, sa toute première réaction est cette question qui porte sur lui-même : « Parce que je suis noir ? »
«Si bien que je me demande s'il y a vraiment un problème d'émancipation féminine. Je me demande s'il n'y aurait pas encore de la mystification là-dessous. Si nous ne serions pas, depuis les années 60, en train d'oublier un petit quelque chose… Il paraît que l'écrivain noir américain Richard Wright avait fait cette réponse finaude à une question de Maurice Nadeau : « Il n'y a pas de problème noir aux États Unis, seulement un problème blanc. »6. Je me demande s'il ne serait pas intelligent, pour sortir de ces rôles dont les masques ont tendance à coller à la peau, de chercher, non pas à « repétrir » mais bien à dépêtrer l'identité masculine, de mettre en discussion, dans notre espace public, les représentations des devoirs implicites des hommes et de ce qui fonde leurs droits.
1. Lire l'intéressant article de Bernard Lamizet in http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/03/27/l-espace-public-et-l-intime-secret-et-transparence-par-bernard-lamizet_1324889_3232.html
2. L'étude se trouve dans un livre paru en 1982, Drama and Power in a hunting society : the Selk'nam of Tierra del Fuego, traduit sous le titre Quand le soleil voulait tuer la lune, rituels et théâtre chez les Selk'nam de Terre de feu, chez Anne Marie Métailié, 2008.
3. Réédité aujourd'hui dans un ensemble intitulé Portraits, établi sous la direction de Guy Dugas pour les éditions du CNRS, paru en février 2015.
4. Les analyses de Memmi sont éclairantes sur d'autres problèmes qui concernent notre nation telle qu'elle se crée jour après jour, nation héritière, qu'on le veuille ou non, de son histoire coloniale. Il montre par exemple que, tenu à l'écart de la cité, du pouvoir politique, du mouvement de la société, le colonisé se réfugie dans les valeurs traditionnelles. Pour le jeune, analyse Memmi, la cité n'exige pas de lui de devoirs, sa juste place est toujours réservée dans le clan, il aurait peur d'en sortir. « Le formalisme, dont le formalisme religieux n'est qu'un aspect, est un kyste dans lequel [la société colonisée] s'enferme et se durcit, réduisant sa vie pour la sauver. »
5. Memmi, qui a publié des romans et ouvrages littéraires, analyse tout aussi finement la situation de l'écrivain colonisé, contraint, non seulement d'écrire dans la langue du dominant mais même d'écrire à destination du dominant, situation sur bien des points comparable à celle des femmes qui s'emparent de l'espace public, en particulier par la publication de leur pensée, de leur création, et qui sont prises dans l'ambiguïté de devoir obtenir des hommes leur légitimité pour sortir du complément réducteur : littérature « de femme ». Par exemple, en 1997, au moment de la sortie de mon premier roman, La Scie patriotique, la plupart des réactions témoignaient au pire d'un dégoût, au mieux d'une incrédulité : comment une femme pouvait-elle avoir écrit un récit pareil ? (noir, sur la guerre, la violence, etc.)
6. On touve l'anecdote racontée par Patrick Granet dans un article du 22 octobre 2014 sur le Pour les musulmans d'Edwy Plenel : « Il n’y a pas de problème musulman, seulement un problème français », in http://serpent-libertaire.over-blog.com/2014/10/il-n-y-a-pas-de-probleme-musulman-seulement-un-probleme-francais.html (consulté le 28 février 2015) : « A Maurice Nadeau lui demandant à son arrivée Gare Saint-Lazare à Paris en 1945, si le problème noir aux Etats-Unis était en voie de règlement, Richard Wright eut cette réponse : “Il n’y a pas de problème noir aux Etats-Unis, seulement un problème blanc.“ Maurice Nadeau le raconte dans le numéro de Combat, du 11 mai 1946.»