Le seuil de la parole

#1
Une scène du Paradiso de José Lezama Lima


     Toute la question du théâtre, c'est l'espace. Comment faire se produire la parole dans l'espace, comment, de l'intérieur du corps où elle se forme, la parole va-t-elle pouvoir exister dans l'espace de la scène, de la salle ?

     Pour provoquer ce surgissement, le théâtre grec s'est très précautionneusement détaché du chant en inventant le dialogue. Dans cette transition, il s'est aussi produit un déplacement progressif. Le théâtre est descendu du ciel. D'abord adressé aux dieux, il s'est mis à parler aux hommes. Dans le dialogue, la parole de chacun est appelée, est rendue nécessaire par l'attente de l'autre. Le manque devient l'origine de la parole, une forme de nuit son point de naissance, une nuit logique, non pas une décision, ni même une intention. Comme pour l'écriture, la parole ne se produit pas par décision, elle se produit quand sont réunies les conditions de son surgissement dans l'espace.

     Curieux phénomène, quand on y pense, que cette formation de la parole. J'en trouve l'image la plus exacte dans une scène pathétique et comique du roman monumental de l'écrivain cubain José Lezama Lima, Paradiso. Une vieille femme traverse longuement un champ de manœuvres militaires. Elle s'est mis en tête d'aller offrir des petits gâteaux au colonel, dans l'espoir qu'il sauvera son fils, passible, croit-elle, de la peine de mort. « "Mon Colonel […] " Cette phrase qu'elle articulait avait jailli de son tremblement, de la peur qui la pétrifiait mais en même temps, elle était comme ces divinités homériques qui parcouraient les camps, déguisés en aurore ou en rosée, par-dessus la tête des guerriers tapis derrière la colline. »1 Voilà en deux phrases le mystère du théâtre : la parole se forme d'un tremblement, elle tourne intérieurement sa confuse substance avant de trouver la force de jaillir, elle naît de sa propre impossibilité, de son écrasement, de la crainte mais aussi de l'audace sacrées devant les puissances divines ou humaines dont les caprices obscurs se jouent de notre sort. Voilà le point originel de la littérature.

     Ce serait une erreur de croire que la littérature, que le théâtre, veulent exprimer des émotions. Cette scène montre à quel point ce qui se joue dans la parole prononcée est loin de l'expression d'un ressenti quel qu'il soit. Cette parole est d'un tout autre ordre : elle doit réunir d'elle-même les condtions de son surgissement, trouver d'elle-même la force de franchir son impuissance, son ineptie. La parole fait naître, d'un tremblement intérieur, une puissance qui jaillit et agit dans l'espace.


#2
Le chant des Indiens Guayaki
décrit par Pierre Clastres


     Il y avait un Indien, sikh je suppose, dans les années 2000, qui vivait dans la station de métro Voltaire, à Paris, sur le quai Mairie de Montreuil. Je ne l'ai jamais vu parler à qui que ce soit, jamais vu mendier non plus, ni jamais vu sans son turban. Il vivait là, seul, muet, le regard perdu. Et puis un jour je l'ai entendu chanter. Je me suis toujours demandé si ce chant n'était pas une façon de parler et d'écouter, surtout, sa langue que personne ne lui parlait peut-être plus, qu'il n'avait plus l'occasion d'entendre. J'imagine à quel point c'est être seul que d'être le seul à parler sa langue.

     Il m'est revenu le souvenir de cet Indien, en train de chanter sur son quai de métro, à partir d'un murmure, pour lui-même, en imaginant le regard absent des chasseurs guayaki, amazoniens, eux, tel que le décrit l'anthropologue Pierre Clastres dans un beau texte de 1966, "L'arc et le panier"2. Il y raconte la nuit tombée sur le campement des Indiens Guayaki, chasseurs et cueilleurs nomades. Il évoque le silence qui s'installe dans l'obscurité de la forêt, pendant que les femmes et les enfants s'endorment. Chacun des hommes reste assis près de son feu, le regard pensif. Il s'apprête, dit Clastres, à chanter : "[…] ils vont entonner, chacun pour soi, le chant des chasseurs […]"

     J'imagine la scène, fascinante : je ne sais combien d'hommes, chacun solitairement, commence à chanter tout bas, les yeux dans le vague, à la lumière de ses braises.

     Voici les mots de Pierre Clastres pour décrire ce qu'il a entendu : "Une voix bientôt s'élève, presque imperceptible d'abord, tant elle naît intérieure, murmure prudent qui n'articule rien encore de se vouer avec patience à la quête d'un ton et d'un discours exacts. Mais elle monte peu à peu, le chanteur est désormais sûr de lui et soudain, éclatant, libre et tendu, son chant jaillit. Stimulée, une seconde voix se joint à la première, puis une autre ; elles jettent des paroles hâtives, comme des réponses à des questions qu'elles devancent toujours. Les hommes chantent tous maintenant. Ils sont toujours imobiles, le regard un peu plus perdu ; ils chantent tous ensemble mais chacun chante son propre chant. Ils sont maîtres de la nuit et chacun s'y veut maître de soi."

     Le chant ne monte pas immédiatement avec force, il commence prudemment, par un murmure, et sans doute a-t-il commencé avant le murmure, dans un soliloque intérieur, peut-être sans mots ni phrases. Puis au fur et à mesure le chant gagne en puissance et le chanteur s'affermit. De même, le chant ou la parole puisent dans le monologue intérieur qui les précède et les prépare la force de sortir de la gorge, de la bouche, et de se lancer dans l'espace.

     Ces chants sont improvisés, explique Pierre Clastres, chantés à la première personne, ils sont des louanges à soi-même, ils affirment, pour chaque chasseur, sa propre valeur, son adresse, ils célèbrent ses exploits. Le chasseur Guayaki puise dans ses propres louanges sa fermeté, son accord avec lui-même, peut-être aussi son courage non seulement à la chasse mais aussi dans la vie sociale dont Clastres analyse les tensions et les frustrations. Les chasseurs guayaki s'auto-célèbrent pour tenir le coup, peut-être, et peut-être davantage encore pour entretenir et renforcer leur art, la chasse à l'arc, dont je suppose qu'il n'est pas compatible avec le doute.

     Comme le chant guayaki, c'est de sa propre montée que le poème trouve la force de surgir. Et sa puissance développée reste liée à son tremblement. À la lisière entre ce chant intérieur, tâtonnant, qui appartient encore au silence, au flux des pré-pensées, à la rêverie, à l'incertain, et le texte lancé sur cette scène imaginaire que partagent les auteurs et les lecteurs chacun au coin de son propre feu, la littérature produit un texte articulé, inscrit dans l'ordre commun de la chronologie, de la syntaxe, ou bien dévorant la chronologie, dévorant la syntaxe pour jubiler dans l'espace et inventer sa beauté.

     Quand ils sont interrogés par l'étranger, les Guayaki répondent qu'ils chantent "pour être contents". Et dans cette joie que donne la force progressive du chant, il se produit une transformation, un jeu avec la langue, une poétique libre. "À mesure que son improvisation se fait plus facile et plus riche, que les mots jaillissent d'eux-mêmes, le chanteur leur impose une transformation telle que, bientôt, on croirait entendre une autre langue : pour un non-Aché3, ces chants sont rigoureusement incompréhensibles."

     L'émotion du chant, l'émotion de la littérature, tient aussi au charme d'écouter sa langue d'une oreille étonnée, émerveillée de ses possibilités, d'une oreille retrouvée de la petite enfance, elle tient au plaisir de jouer à sortir sa langue de l'emploi utile auquel la vie en société la réduit, d'écouter à nouveau, par-dessus l'absence, la langue parlée par sa mère quand on ne la comprenait encore pas tout à fait, quand elle se tenait elle-même à la lisière entre le babil musical et la puissance, l'énigmatique puissance de signifier.



1. Traduit du cubain par Didier Coste. Paradiso (1966), éd. Seuil, 1971.

2. Repris dans Piere Clastres, La Société contre l'État, éd. de Minuit, 1974.

"aché" (homme) est le nom par lequel les Guayaki se désignent.