Joseph Brodsky, "Le bruit de la marée" 1983, in Loin de Byzance, Fayard, 1988, trad. de l'anglais par Laurence Dyèvre.
Comme les civilisations ont une fin, dans la vie de chacun survient un moment où les centres ne tiennent plus. Ce qui les empêche alors de se désintégrer, ce ne sont pas les légions mais les langues. Ce fut le cas de Rome et, avant elle, de la Grèce hellénistique. La tâche de les soutenir revient donc aux hommes des provinces et des confins. Contrairement à la croyance populaire, les confins ne se situent pas là où le monde s'achève, mais précisément là où il se clarifie. Cela n'est pas moins vrai pour les langues que pour l'œil.
Les récits ne sont pas exactement des fragments mais des arcs suspendus autour d'un centre insaisissable, tout comme cette ville du delta qui n'a que des périphéries.
Pierre Boulez, dans une lettre à Stockhausen, 27/09/57, évoque un film sur les mobiles de Calder, à propos de la Troisième sonate pour piano, in Pierre Boulez, Actes sud, Philharmonie de Paris, 2015.
À un moment donné les mobiles étaient éclairés seulement en lumière noire, et on voyait par moments la structure du mobile uniquement par les éclats colorés. On voyait le mobile par des reflets instantanés ; dans une autre séquence, on voyait les mobiles "fixés" pendant quelques secondes, c'est-à-dire que leur mouvement devenait une sorte de suite de "fixations". Voilà qui vous expliquera clairement (ou à peu près clairement) ce à quoi je voulais aboutir.
Paul Valéry, "Du sol et de l'informe", in Degas, danse dessin, 1936.
Les formes informes ne laissent d'autre souvenir que celui d'une possibilité… Pas plus qu'une suite de notes frappées au hasard n'est une mélodie, une flaque, un rocher, un nuage, un fragment de littoral ne sont des formes réductibles. Je ne veux pas insister sur ces considérations : elles mènent fort loin. J'en reviens au dessin. Je suppose que nous voulions dessiner une de ces choses informes mais de celles où l'on puisse cependant reconnaître quelque solidarité de leurs parties. Je jette sur une table un mouchoir que j'ai froissé. Cet objet ne ressemble à rien. Il est d'abord pour l'œil un désordre de plis. Je puis déranger l'un des coins sans déranger l'autre. Mon problème, cependant, est de faire voir, par mon dessin, un morceau d'étoffe de telle espèce, souplesse et épaisseur, et d'un seul tenant. Il s'agit donc de rendre intelligible une certaine structure d'un objet qui n'en a point de déterminée, et il n'y a point de cliché ou de souvenir qui permette de diriger le travail, comme on le fait quand on dessine une figure d'arbre, d'homme ou d'animal qui se divisent en proportions bien connues.
La question de la direction du travail. Les motifs, moins comme thèmes qui circulent à l'intérieur du texte, d'un récit à l'autre, que comme forces directrices.
Premier effort, détruire l'illusion de continuité.
Car la réalité est granulaire, je reprends Jankélévitch, Quelque part dans l'inachevé, entretiens avec Béatrice Berlowtiz, Gallimard, 1978.
Un tissage de brins, d'ondes, de dimensions multiples, une discontinuité qui donne l'illusion de la continuité.
Paul Valéry, Mélange, Œuvres complètes, vol. 1, Gallimard, "La pléiade", p. 289
Mer
"Une vague" — En quoi est-elle un même ? C'est la continuité des formes et du mouvement. Un point lumineux sur une roue (invisible) qui tourne et une suite de points qui s'éclairent sur un cercle sont identifiés par l'œil. La continuité combine toujours "l'espace" et le "temps".