À propos de la danse

En marge d'une expérience de la danse à partir des enseignements de Léone Cats Baring et de Katherine Josephau.

Se sentir Dieu

Par le chant et la danse, l'homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure : il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de s'envoler dans les airs. Ses gestes disent son ensorcellement. […] il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi qu'il a vu dans ses rêves marcher les dieux. L'homme n'est plus artiste, il est devenu œuvre d'art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l'ivresse, c'est, en vue de la suprême volupté et de l'apaisement de l'Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière.

\NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, Leipzig, E. W. Fritzsch, 1872, Éd. Gallimard, trad. HAAR, LACOUE-LABARTHE, NANCY, p.45.

Danse : pas la pensée, la dépense
Dilapidation
Abstraction de toute lourdeur
de toute langueur
de toute géométrie
de toute architecture
abstraction faite, VITESSE !

\Mouvements d'écartèlement et d'exaspération intérieure plus que mouvements de la marche
mouvements d'explosion, de refus, d'étirement en tous sens
d'attraction malsaines, d'envies impossibles
d'assouvissement de la chair frappée à la nuque

\Mouvements sans tête
À quoi bon la tête quand on est débordé ?

\Mouvements des replis et des enroulements sur soi-même
et des boucliers intérieurs
mouvements à jets multiples
mouvements à la place d'autres mouvements
qu'on en peut montrer, mais qui habitent l'esprit
de poussières
d'étoiles
d'érosion
d'éboulements
et de vaines latences

\Fête de taches, gamme des bras
mouvements
on saute dans le "rien"
efforts tournants
étant seul, on est foule

\Quel nombre incalculable s'avance
ajoute, s'étend, s'étend !
Adieu fatigue
adieu bipède économe à la station de culée de pont
le fourreau arraché
on est autrui

\On en paie plus tribut
une corolle s'ouvre, matrice sans fond

\La foulée désormais a la longueur de l'espoir
le saut a la hauteur de la pensée
on a huit pattes s'il faut courir
on a dix bras s'il faut faire front
on est tout enraciné, quand il s'agit de tenir

\Jamais battu
toujours revenant
nouveau revenant
tandis qu'apaisé le maître du clavier feint le sommeil

\Bâton fou
boomerang qui sans cesse revient
revient torrentiellement
à travers d'autres reprendre son vol

\Gestes
gestes de la vie ignorée
de la vie
de la vie impulsive
et heureuse à se dilapider
de la vie saccadée, spasmodique, érectile
de la vie à la diable, de la vie n'importe comment

\Gestes du défi et de la riposte
et de l'évasion hoirs des goulots d'étranglement

\Gestes de dépassement
du dépassement
surtout du dépassement

[…]

\Emmêlements
attaques qui ressemblent à des plongeons
nages qui ressemblent à des fouilles
bras qui ressemblent à des trompes

\Allégresse de la vie motrice
qui tue la méditation du mal
on ne sait à quel règne appartient
l'ensorcelante fournée qui sort en bondissant
animal ou homme
immédiat, sans pause
déjà reparti […]

Henri MICHAUX, "Mouvements", Face aux verrous, Paris Gallimard, "Poésie", 1992 pp. 13-17

La dépense dionysiaque, l'énergie engagée dans le jeu, l'énergie gaspillée, la force gaspillée, donnée, bondie, le corps délié, quittant la terre pour la musique. Et pas autre chose que cette joie-là. Pas de finalité. La danse, pour être la danse un moment.

Quel est l'homme qui ne voudrait être danseur, s'il le pouvait ?

Cormac McCARTHY, Méridien de sang ou le rougeoiement du soir dans l'Ouest, 1985, trad. de l'américain par François Hirsch, éd. Gallimard, 1988, p. 372

Nana et lila, Blanca Li

J'ai appris la beauté du passage sans musique où le souffle des danseuses porte et prolonge leur "transe" qui n'est qu'une transe évoquée. Et justement, j'ai appris que la danse africaine ne tient pas à son répertoire : à son vocabulaire disons. Ici, reprise du vocabulaire de la danse africaine mais avec la tenue flamenca qui produit une sorte de danse africaine corsetée. Assez étonnant. Le déchaînement n'est pas un déchaînement qui se passe dans le corps : le délié, le donné corporel, la désinvolture poussée au bout, le relâché de la danse africaine ; c'est un déchaînement d'intention, un déchaînement voulu, c'est-à-dire, sinon mimé, tout au moins produit. Il passe par la forme, non pas par l'impulsion du corps, il passe par le mouvement esthétiquement dessiné et appris au corps. Complètement européen je trouve, dans sa tonicité et, encore une fois, dans sa parfaite tenue.

La Guerre au cœur

Écoute ce que je vais te dire. Plus la guerre sera déshonorée et sa noblesse mise en doute, plus ces hommes d'honneur qui reconnaissent la sainteté du sang seront exclus de la danse qui est le droit du guerrier, et ainsi la danse deviendra une fausse danse et les danseurs de faux danseurs. Et pourtant il y en aura toujours un ici qui sera un vrai danseur et devines-tu qui ça pourrait être ?

Vous n'êtes rien du tout.

Ce que tu dis là est plus vrai que tu ne le penses. Mais écoute bien ce que je vais te dire. Celui-là seul qui s'est offert tout entier au sang de la guerre, qui a été jusqu'au fond de la fosse et qui a vu toute la plénitude de l'horreur et qui a compris enfin qu'elle parle au plus intime de son cœur, seul cet homme-là sait danser.

Cormac McCARTHY, Méridien de sang ou le rougeoiement du soir dans l'Ouest, 1985, trad. de l'américain par François Hirsch, éd. Gallimard, 1988, p. 376-377

Le slomochon

J'ai tenté le "slow motion".

Perpétuel mouvement d'une lenteur géologique. Comment bouger d'un millimètre par seconde quand mon corps ne sait ni ce qu'est un millimètre ni ce qu'est une seconde ?

Je tâche déjà de trouver dans ma tête la chanson de la seconde et de respirer avec ça. Mais je ne parviens pas à trouver assez de relâchement pour un mouvement sans à coups.

À la réflexion, je ne comprends pas que ce soit si difficile : tout le corps est pourtant bien engagé naturellement dans la marche, qu'est-ce que change dans le slomochon ? Dans la petitesse du déplacement ? Car la difficulté ne vient pas des secondes mais du millimètre. La lenteur n'est pas une question de tempo dans le slomochon, c'est une question d'échelle. La lenteur est donnée par la progression sur une échelle infrahumaine, c'est-à-dire infranormale à l'homme, par rapport à ses dimensions, à son confort.

Le paradoxe du poids

L'amplitude du mouvement permet de déverrouiller le corps parce que, plus le mouvement est ample, plus il va chercher l'espace loin, moins il peut être porté musculairement dans la tension, plus il appuie et là encore, par ce poids donné, ouvre les points de passage et, plus il y a du poids, c'est-à-dire de l'abandon, plus le mouvement est posé au sol, plus libres sont les articulations pour s'orienter et orienter le mouvement, trouver le chemin possible pour le corps.

Accepter le vertige

Marcher en ligne droite, un pied collé devant l'autre, les yeux fermés.

J'ai appris deux choses. Une sorte de petite panique se produit dès que je doute de ma direction. À partir du moment où je ne peux plus me figurer mentalement ma direction, j'ai besoin d'ouvrir les yeux de peur de tomber. L'impression est celle d'une construction qui s'effondre. Si je ne peux plus envisager mon cap, plus rien ne tient et là, vraiment, je suis dans le noir.

Il faudrait pouvoir discuter avec des aveugles sur leur perception de la direction.

Pour surmonter l'anxiété, je suis obligée d'envisager une direction arbitraire, puisque je ne trouve plus aucun repère, que je vais adopter.

Rodin : le mouvement est une métamorphose

"L'illusion de la vie s'obtient dans notre art par le bon modelé et par le mouvement. Ces deux qualités sont comme le sang et le souffle de toutes les belles œuvres. [p. 72]

Notez d'abord que le mouvement est la transition d'une attitude dans une autre. [p. 76]

Auguste Rodin, L'Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1924, ch. IV : "Le mouvement dans l'art", pp. 71-116

Le solmochon comme perpétuité de cet état de transition. Rodin : le mouvement de la statue est une métamorphose : exemple du Maréchal Ney [p. 78], les jambes, et la main qui tient le fourreau, dans l'attitude du moment où il a dégainé mais déjà le torse redressé, la poitrine bombée, la tête tournée vers les soldats et le bvras droit levé qui brandit le sabre.

Le mouvement de cette statue n'est que la métamorphose d'une première attitude, celle que le maréchal avait en dégainant, en une autre, celle qu'il a quand il se précipite vers l'ennemi, l'arme haute.

id.

Ici, comme pour le slomochon, le corps se trouve encore dans l'une et déjà dans l'autre de ces attitudes, le corps ne cesse de transiter d'une position dans une autre.

Quand un bon sculpteur modèle une statue quelle qu'elle soit, il faut d'abord qu'il en conçoive fortement le mouvement général ; il faut ensuite que, jusqu'à la fin de sa tâche, il maintienne énergiquement dans la pleine lumière de sa conscience son idée d'ensemble, pour y ramener sans cesse et y relier étroitement les moindres détails de son œuvre. Et cela ne va pas sans un très rude effort de pensée.

op cit., ch. VIII, "La pensée dans l'art", p. 200

C'est la concentration de la danse : "concevoir fortement le mouvement général".

À propos de La Pensée, tête de femme prise dans un bloc brut [pp. 202-203] :

Tout d'abord, la littérature offre cette particularité de pouvoir exprimer des idées sans recourir à des images. Elle peut dire par exemple que : la réflexion très profonde aboutit très souvent à l'inaction, sans avoir besoin de figurer une femme pensive mise dans l'impossibilité de se mouvoir.

id.

Tout le travail littéraire consiste à retrancher l'explication pour ne donner que la figure. Et c'est au lecteur de danser.

La chorégraphie des modelages

la statue grecque

Ma statuette offre de la tête aux pieds quatre plans qui se contrarient alternativement […] quatre directions qui produisent à travers le corps tout entier une ondulation très douce.

[…]

La ligne d'aplomb traversant le milieu du cou tombe sur la malléole intrene du pied gauche qui porte tout le poids du corps. L'autre jambe au contraire est libre […] Autre observation à faire. Le haut du torse penche du côté de la jambe qui supporte le corps. […] mais, par opposition, la hanche gauche, à laquelle aboutit toute la poussée de la pose, est élevée et saillante. Ainsi, de ce côté du torse, l'épaule se rapproche de la hanche, tandis que, de l'autre côté, l'épaule droite, qui est élevée, s'écarte de la hanche droite qui est baissée.

[…]

Quand le splans d'une figure sont bien posés, avec intelligence et décision, tout est fait, pour ainsi dire, l'effet total est obtenu.

op cit., ch. X, "Phidias et Michel Ange, pp. 259 sqq.

La staute grecque est convexe : balancement, équilibre, lumière.

La statue Renaissance

Ici, au lieu de quatre plans, il n'y en a plus que deux, un pour le haut de la statuette et un autre en sens contraire pour le bas. Ceci donne au geste à la fois de la violence et de la contrainte : et de là résulte un saissant contraste avec le calme des antiques. Les deux hjambes sont ployées et par conséquent le poids du corps est réparti sur l'une et l'autre au lieu de porter exclusivement sur l'une des deux. Il n'y a donc point là repos mais travail des deux membres inférieurs. Au reste, la hanche correspondant à la jambe qui porte le moins est celle qui sort et l'élève le plus, ce qui indique qu'une poussée du corps est en train de se produire dans ce sens.

Le torse n'est pas moins animé. Au lieu de fléchir paisiblement comme dans l'antique sur la hanche la plus saillante, au contraire il relève l'épaule du même côté afin de continuer le mouvement de la hanche.

Notez encore que la concentration de l'effort plaque les deux jambes l'une contre l'autre et les deux bras contre le corps et contre la tête. Ainsi disparaît le vide entre les membres et le tronc : l'on ne voit plus ces à-jour qui, provenant de la liberté avec laquelle étaient disposés les bras et les jambes, allégeaient la sculpture grecque : l'art de Michel Ange crée les statues d'une venue, d'un bloc.

[…]

Un dernier caractère très important de mon ébauche, c'est qu'elle est en forme de console : les genoux constituent la bosse inférieure, le thorax rentré figure la concavité et la tête penchée, la saillie supérieure de la console. Ainsi, le trose est arqué en avant tandis qu'il était en arrière dans l'art antique. C'est ce qui produit ici des ombres très accentuées dans le creux de la poitrine et sous les jambes.

En somme, le plus puissant génie des temps modernes a célébré l'épopée de l'ombre, tandis que les Anciens chantèrent celle de la lumière.

id. p.262 sqq.

Ce que j'en retiens pour la danse :

Sur quatre ou sur deux plans, dans le balancement libre ou la torsion contrainte : la vis ou le mouvement engagé dans des directions qui s'opposent.

La convexité pour la lumière, le rayonnement ; la concavité pour le noir, l'opacité, l'ombre.

L'espace entre les membres et le torse pour la légèreté et la compacité de bloc pour la contrainte, l'empêchement au mouvement.

Michel Ange

Le reploiement douloureux de l'être sur lui-même, l'énergie inquiète, la volonté d'agir sans espoir de succès, enfin le martyre de la créature que tourmentent des aspirations irréalisables."

id. p.266.

À vrai dire Michel Ange n'est pas comme on l'a parfois soutenu, un solitaire dans l'art. Il est l'aboutissant de toute la pensée gothique. […] On retrouve à chaque instant dans la sculpture du moyen âge cette forme de console […] ; on y retouve le retrait du thorax, ces membres plaqués contre le torse et cette attitude d'effort. On y retrouve surtout une mélancolie qui envisage la vie comme un provisoire auquel il ne convient pas de s'attacher."

id. p.267.

Sur les Captifs de Michel Ange

Voyez ! deux grandes directions seulement. Les jambes, de notre côté, le torse du côté opposé. Cela, donne à l'attitude une force extrême. Point de balancement de niveaux. C'est la hanche droite qui est la plus élevée et c'est également l'épaule droite qui est au niveau le plus haut. Le mouvement en acquiert plus d'ampleur. Observons l'aplomb. Il tombe non plus sur un pied, mais entre les deux : ainsi les deux jambes à la fois portent le torse et semblent accomplir un effort."

id. p.281.

Il y a des corps habités par la danse. À quel plan de la conscience ?

J'ai connu une femme sénile, couchée dans un lit d'hôpital, qui pianotait sur le drap, l'esprit perdu dans la musique qu'elle entendait peut-être. J'ai imaginé un homme gros et vieux, marchant toute la nuit sur le parquet de sa chambre, qui dansait sans sa tête, comme le prisonnier au goulag écrivait des milliers de pages sans pouvoir toucher une seule feuille de papier.