De natura lectoris
Nicole Caligaris

La compagnie du Champ de l'alouette, pour terminer son spectacle Lire Perec, avait eu l'idée de demander à des auteurs de venir lire leur réponse à cette question de Georges Perec : \Le texte, qu'en reste-t-il, que devient-il lorsqu'il est lu entre Montgallet et Jacques Bonsergent ? Comment s'opère ce hachage du texte, cette prise en charge interrompue par le corps, par les autres, par le temps, par le grondement de la vie collective ?

\Buffon, dans sa célèbre Histoire naturelle, établit que l'écrivain est un loup. En effet : "Le loup est odieux, écrit Buffon, nuisible de son vivant, inutile après sa mort."

\C'est en pleine conscience de notre nature bestiale et du caractère fatalement louvoyant de nos raisonnements, que nous allons nous intéresser à la nature du lecteur : de natura lectoris.

\Car il serait vain d'essayer de comprendre comment travaille un corps en train de lire, les effets de ce travail et des circonstances de ce travail sur le texte, sans avoir auparavant examiné la nature, c'est-à-dire la forme, c'est-à-dire l'espèce de ce corps.

Primo : du sexe du lecteur — quel sexe ?

Postulat : notre lecteur est une femme comme les autres.

\Car vous n'êtes pas sans savoir que ce sont les femmes qui occupent la portion majoritaire du camembert statistique des lecteurs de littérature. Il faudrait donc penser le corps du lecteur au féminin… si la question n'était pas d'ores et déjà dépassée. Or, elle l'est. Osons l'affirmer d'entrée : notre lecteur n'a pas de sexe.

\Et là, il faut faire un détour par deux citations éclairantes. Gustave Flaubert : "Madame Bovary, c'est moi…" et Virginia Woolf : "L'auteur n'a pas de sexe".

Et on voudrait nous faire croire que le lecteur en a un ?

Qu'il y a une littérature pour femmes, une littérature pour "gays", ça se fait ! ça se fait dans les collections, ça se fait dans les rayons des grandes surfaces. Imaginez Pierre Herbart, L'Âge d'or, splendide récit, au rayon "littérature gay" !

\— Remarquez, il y a bien un éditeur qui a eu l'idée de dédier une collection aux auteurs noirs ou aux romans dont le personnage est noir… Passons.

\— Non, notre lecteur n'a pas de sexe : elle sait lire comme un homme. Pensez que si notre lecteur, majoritairement féminin, se trouvait incapable d'être tel narrateur misogyne, d'être tel personnage asticoté par les tourments de sa virilité, elle n'aurait pas pu lire grand chose de notre patrimoine !

Entre les pages de son livre, notre lecteur…

— Vous noterez que, si je dis notre lecteur, voulant par là désigner le lecteur de notre livre, je dis bien son livre et non pas notre livre car notre livre lui appartient, non plus à nous, loup.

\— Entre les pages de son livre, notre lecteur est affranchie de l'une des toutes premières déterminations de sa condition humaine : son sexe.

\Et si notre lecteur n'a pas de sexe c'est qu'elle n'a pas de corps.

Secundo : du corps du lecteur — quel corps ?

À ce stade de notre examen, nous aurons besoin d'un cas concret : reprenons donc notre lecteur entre Montgallet et Jacques Bonsergent.

\Précisons que par un élémentaire souci de rigueur scientifique, nous avons nous-même effectué ce trajet, un livre en main : L'Affaire Charles Dexter Ward de Howard Philip Lovecraft ; avec changement à la Bastille (parce que par République, c'est plus long), ce qui représente un trajet de vingt-huit minutes.

\Notre lecteur, nous rappelons qu'elle est une femme comme les autres, se rend au boulot, par exemple et, de même que Jorge Luis Borges avant elle, elle profite de ces vingt-huit minutes de transport pour arracher un moment aux singeries utiles qu'on exige d'elle dans son boulot : elle lit. Courbée sur les pages qui refusent de tenir ouvertes, dont les lignes s'ingénient à fuir la mauvaise lumière, notre lecteur lit.

\Bien.

\Examinons techniquement ce qui se passe dans ce corps lisant, la tête inclinée mais pas relâchée, les bras pliés à-demi, les doigts pincés sur le livre : effort sur l'atlas, l'axis, les cervicales, tension dans la nuque, travail des splénius, du scalène, du grand rond, muscles du cou, le sterno-clédio-mastoïdien, le trapèze, épaule et cou, le deltoïde, épaule, le biceps brachial, triceps brachial, le brachial antérieur, fléchisseur radial du carpe, fléchisseur ulnaire du carpe, abducteur du pouce, fléchisseur du pouce, fléchisseur superficiel des doigts et tout le tremblement, sans compter les mouvements de l'iris, sans compter l'accommodation permanente de la pupille, sans compter toute l'électricité neuronale…

\Bastille.

\Changement.

\Parcourant machinalement les couloirs, notre lecteur lit toujours, ravie à cette intense mécanique, à ce complexe déploiement de forces de traction, d'extension et de contraction musculaire, d'articulation du squelette, de physique-chimie cervicale, à toute cette ingénierie de l'attitude lectrice qui n'a que peu à voir avec la lecture.

\L'exacte réponse à la question de la mécanique de la lecture, c'est la machinerie du texte efficace, soit l'effroyable méthode Timbal-Duclaux, disponible aux éditions ESF sous le titre : L'Expression écrite, écrire pour communiquer et qu'un certain logiciel monopolistique vous aide à appliquer sans le savoir : des idées simples exprimées en mots simples, phrases brèves (dix mots maxi), formules clés, astuces mnémotechniques, titres synthèses rendant optionnelle la lecture de la partie, petits schémas valant mieux qu'un long discours, tirets, puces, flèches…

Et le texte, qu'en reste-t-il ?
Et notre lecteur, que devient-il, elle ?

Notre lecteur lit, marchant, car vous savez que l'on peut marcher sur un quai et n'être pas sur un quai mais enfermé dans l'atmosphère confinée d'une chambre aux tentures tirées sur les hautes fenêtres malgré la venue du jour, vous savez que la chimie du cerveau est capable de réaliser ça, vous savez que l'on peut marcher sur le sol et n'être pas sur terre mais bien, avec Charles Dexter Ward, plongé entre des pages jaunies, craquantes, couvertes d'étranges inscriptions cryptant le secret de sa propre et fascinante condition…

\N'être pas sur terre, nous entendons par là n'être pas astreint à la gravité, se trouver affranchi de sa propre pesanteur.

\Notre lecteur lit pendant qu'elle marche, peut-être même sans livre sous les yeux, continuant le texte malgré l'interruption par le mouvement du corps, en dépit du grondement de la vie collective dans les couloirs du métro parisien.

\Que devient le texte ? Mais le texte devient précisément. Il devient l'esprit du lecteur. Notre lecteur donne la continuité du texte dans la fatale discontinuité du monde. Le texte devient l'esprit du texte.

\C'est le talent du lecteur, cet état de légèreté pour ainsi dire chamanique, cette petite expérience du ravissement. Voyez ? Notre lecteur détachée de la terre, soulagée de son humaine condition, enlevée, son corps oublié dans la marche : notre lecteur immatérielle.

\Et le texte, ce qu'il devient dans ce voyage, c'est un mystère auquel le loup, par nature, ne saurait être initié.

\Résumons.

\Notre lecteur n'a pas de sexe, nous l'avons vu et nous venons de démontrer que notre lecteur n'a pas de corps, qu'elle voyage, soulevée problablement par d'invisibles ailes.

\C'est ainsi.

\C'est ainsi que la véritable nature du lecteur est désormais établie et que nous, loup, cloîtrée dans l'ignoble peau de la bête, tenaillée constamment par l'injonction dantesque d'abandonner tout espoir, nous tâchons d'écrire à un ange comme il en passe quelquefois le soir, dans la fatigue de la journée finie, devant la vitre du wagon suspendu au-dessus de la Seine, sur le souffle léger, à peine audible, de l'accordéon joué par une vielle femme, entre Austerlitz et La Bastille.

\Ce texte a été lu sur la scène nationale du Manège de La Roche Sur Yon, le 5 novembre 2003.