Le samedi 12 novembre 2005, au théâtre du Colombier de Bagnolet, avant la représentation de 'L'Os du doute' par la Cie Le Champ de l'Alouette, une rencontre est organisée, autour d'un verre et de lectures.
Placée dans l'inconfortable position de devoir discuter avant le spectacle, j'ai préféré que d'autres voix en parlent à ma place. C'est ainsi que j'ai tiré de mes calepins quelques extraits de livres dont les ondes longuement persistantes continuent d'agiter l'eau de mes petits lacs.
L'Os du doute : commentaire en forme de mosaïque
1. Andrei PLATONOV, La Mer de jouvence, écrit en 1935, édité pour la première fois chez Albin Michel, 1976, traduit du russe et préfacé par Annie Epelboin.
Le roman démarre de la façon suivante :
"Un homme marchait, jour après jour, s'enfonçant dans les profondeurs des steppes, au sud-est de l'Union Soviétique. Histoire d'occuper sa tête d'une pensée continue et de libérer son cur de l'angoisse, il s'imaginait tour à tour mécanicien sur une locomotive, aviateur de la flotte aérienne, géologue explorant une terre inconnue, ou tout autre être professionnellement organisé. Il avait déjà réussi en marchant à découvrir la cause profonde des tremblements de terre, des volcans et du perpétuel bouleversement du globe terrestre. Grâce à l'ingéniosité du marcheur, ces phénomènes trouvaient leur origine dans le mouvement astronomique discontinu de la terre au milieu de l'espace incertain du cosmos. C'est-à-dire qu'à l'instant, si bref soit-il, où la terre trouve son point d'équilibre parmi les influences diverses des étoiles, et rétablit l'harmonie dans son mouvement complexe de balance et de progression, elle rencontre une situation exceptionnelle dans le bouillonnement de l'univers. Alors, tout son mouvement se bouleverse, la force d'inertie éteinte de la planète en pleine course la fait frémir, entraîne une lente refonte de toute sa masse, du centre jusqu'aux filaments des derniers nuages. Le marcheur estima que ces réflexions pourraient très bien servir de fondement à sa cosmogonie personnelle et il s'en trouva satisfait."
2. Jean-Claude HÉMERY, Rapport au Grand Conseil, éd. Julliard, "Les Lettres Nouvelles 33", 1963
"Chaque jour qui passe m'en convainc davantage, il nous faut aborder cette réalité nouvelle sans préjugés, sans critères préétablis ; il nous faut affiner les instruments qui nous permettent de la mesurer, telle du moins qu'elle aura cessé d'exister au moment même où nous la décrirons. Car, à notre image, si vous voulez bien me permettre celle-ci, elle est en perpétuel devenir, cette réalité, et, pour maladroite et apparemment gratuite qu'elle puisse vous sembler de prime abord, cette image, n'en doutez pas, Messieurs, c'est plus qu'une vue de l'esprit, je vous prie de me croire et j'aimerais me faire comprendre. Je ne sais à quelles lois obéissent ces foules qui s'écoulent sans cesse dans les artères rectilignes de la Cité, qui gravitent interminablement autour de quelques lieux apparemment sans mystère ; je ne sais même pas si de telles lois existent. Je suis pourtant enclin à croire qu'elles sont encore en gestation, et que la foule consciemment ou non, à cet instant même, les invente. Et ces rites qui naissent, qui sont nés au moment où j'écris ces lignes, et que je ne vous décris pas, ne serait-ce que parce qu'ils auront cessé d'être quand vous me lirez si vous me lisez jamais
Messieurs du Conseil, il se fait tard, je sais que mon appel sort du cadre de mes attributions, je sais ce qu'il a d'inhabituel, voire de choquant, n'ayons pas peur des mots, je sais aussi qu'il vous parviendra, s'il vous parvient, ce dont il m'arrive de douter, de toute façon trop tard pour que vous puissiez encore y répondre, à supposez que vous daigniez y répondre et que même alors les instructions que je recevrais ne seraient plus susceptibles, et pour cause, de retarder un dénouement dont nous savons tous, dans notre for intérieur, ce qu'il a d'inéluctable, et que je ne serai en tout cas plus là pour les recevoir, encore moins les appliquer, ce qui, en mettant les choses au mieux, aurait d'autant moins d'effet que les moyens mis à ma disposition sont déjà notoirement insuffisants pour les tâches de routine que je suis censé accomplir dans des circonstances supposées normales
Je sais qu'en fin de compte je serai seul à essayer sans conviction d'exercer une autorité d'autant plus illusoire que personne ne sera disposé à la reconnaître, et dont je finis par me demander si quelqu'Un me l'a jamais accordée, ou, si c'est le cas, ne me l'a pas retirée depuis, de même qu'une confiance, dont, tout bien pesé, je n'ai peut être jamais pleinement joui. Je sais tout cela, Messieurs du Grand Conseil, mais je vous en adjure, que cet exemple vous serve de leçon. Tirez-en les conclusions qui s'imposent, donnez-nous chaque jour notre tâche à remplir et ne nous laissez pas piétiner dans la pénombre, mais libérez-nous du mensonge
Puisse-t-il en être ainsi."
3. C. Wright MILLS, Les Cols blancs, 1951, éd. François Maspero, 1966, traduit de l'américain par André Chassigneux.
"Dans un monde d'immenses organisations, la séparation entre décisions autoritaires et contrôle démocratique du peuple s'amenuise et s'estompe et certains dirigeants sont encouragés à agir d'une façon qui semble totalement irresponsable. La nécessité d'agir rapidement les pousse en effet à concentrer le pouvoir de décision entre leurs mains, et le fait qu'ils agissent au nom d'une grande compagnie ou d'une autre organisation rend confuse la notion de leur responsabilité individuelle. Leurs idées et leurs actes politiques sont irresponsables, dans le sens objectif du terme : le corollaire de leur irresponsabilité sur le plan social est le fait que les autres dépendent d'eux et doivent supporter les conséquences de leur ignorance, de leurs erreurs, de leurs illusions et de leurs préjugés."Vue d'en bas, la direction n'est pas un « Qui « mais une série de « Ils « et même de « Ça «. La direction, c'est ce à quoi l'on va faire son rapport, dans tous les bureaux peut-être, y compris celui du syndicat ; c'est une circulaire imprimée, un signe au tableau d'affichage ; c'est la voix qui sort du haut-parleur ; c'est le nom qu'on lit sur le journal, la signature que l'on ne pourrait déchiffrer si elle n'était imprimée en dessous ; c'est la machine à ordres, à laquelle tous ceux qui vous touchent de près doivent obéir ; elle tire des plans qui prévoient dans les moindres détails votre vie de travail et le champ d'autorité de votre contremaître. La direction, c'est le faites-ce-que-je-dis centralisé.
Vue par le cadre intermédiaire, la direction est faite pour un tiers de gens qui vous font bonjour de la tête, pour un tiers de système et, pour le dernier tiers, de vous-même. Les cols blancs font peut-être partie des cadres, comme ils disent mais diriger ne signifie pas seulement encadrer. Vous possédez l'autorité mais vous n'en êtes pas la source. Comme administré, on vous voit d'en haut, peut-être sous la forme d'une menace ; comme administrateur, on vous voit d'en bas, peut-être sous la forme d'un instrument. Vous êtes le pignon et le tapis roulant de la machinerie bureaucratique ; vous êtes un maillon de la chaîne d'ordres, de persuasions, de circulaires et d'affiches qui unit les hommes qui décident et les hommes qui fabriquent ; sans vous le démiurge administratif n'existerait pas. Mais votre autorité est strictement limitée par le cadre des tâches prescrites et le pouvoir dont vous disposez ne vous appartient pas. À vous la marque du subordonné, à vous les paroles en conserves. L'argent que vous maniez appartient à quelqu'un d'autre. Vous êtes le serviteur des décisions, l'assistant de l'autorité, le suppôt de la direction. Vous êtes plus près du patron que ne le sont les ouvriers mais vous avez rarement le dernier mot.
Vue d'en haut, la direction, c'est l'éthique des grands : concentrez le pouvoir entre vos mains, mais faites-vous seconder. Donnez à vos subordonnés l'impression qu'ils participent comme vous participez. Organisez des cours pour les cadres, administrez la formation des administrateurs ; créez un double système de communications : les ordres descendent, et les informations montent. Tenez les autres en main, mais ne les régentez pas, régentez plutôt leur expérience ; empêchez-les d'apprendre ce que vous ne leur avez pas dit. Entre la décision et l'exécution, entre l'ordre et l'obéissance, il n'y a de place que pour le réflexe. Soyez calme, judicieux, rationnel ; soignez votre personnalité et votre aspect extérieur ; devenez un professionnel des affaires. Perfectionnez-vous. Prenez des notes ; tenez des réunions avec vos confrères. Dans tout ceci, soyez humain ; inclinez dignement la tête devant les dames du bureau ; dites bonjour aux hommes ; écoutez toujours attentivement vos supérieurs : « samedi et dimanche, j'ai beaucoup réfléchi aux renseignements dont vous avez bien voulu me faire part vendredi, et surtout
«"
4. Marcel MOREAU, Morale des épicentres, éd. Denoël, 2004
"Nous aurions pu être gagné par la nausée, nous le fûmes par la jubilation. Nos mots étaient à la fête, ils ne s'étaient pas trompés sur cette grande misère de l'esprit qui caractérise notre époque : sa cotation sans cesse à la hausse de la médiocrité à l'uvre.Cette fois-là nous fûmes fier de nos mots, ils avaient, depuis longtemps, prophétisé cet effondrement visqueux du 'corps verbal', dans un monde qui n'en finit pas de le prostituer, de le vendre, au même rythme qu'il en désacralise le sens génésiaque, la promesse originelle, créatrice de destin.Il n'y a pas de quoi nous réjouir de cet effondrement, ni de l'avoir prophétisé. Mais nous sommes comme "joyeux", avec d'autres hérétiques, d'avoir fait en sorte que ce ravalement général du verbe au rang d'une méthode juteuse du conditionnement des esprits, nous lui soyons à tout jamais étranger. Nous avons su sans faiblir, lui opposer, jusque dans la conscience titubante de la vanité de notre combat, un tremblement obstiné du corps tellurique, secoué d'intuitions."
5. Robert LINHART, L'Établi, éditions de Minuit, 1978
"Et puis, il y a la peur.Difficile à définir. Au début, je la percevais individuellement, chez l'un ou l'autre. La peur de Sadok. La peur de Simon. La peur de la femme aux caoutchoucs. Chaque fois, on pouvait trouver une explication. Mais, avec le temps, je sens que je me heurte à quelque chose de plus vaste. La peur fait partie de l'usine, elle en est un rouage vital.
Pour commencer, elle a le visage de tout cet appareil d'autorité, de surveillance et de répression qui nous entoure : gardiens, chefs d'équipe, contremaître, agent de secteur. [
]
Pourtant, la peur, c'est plus encore que cela : vous pouvez très bien passer une journée entière sans apercevoir le moindre chef (parce qu'enfermés dans leurs bureaux ils somnolent sur leurs paperasses, ou qu'une conférence impromptue vous en a miraculeusement débarrassé pour quelques heures), et malgré cela, vous sentez que l'angoisse est toujours présente, dans l'air, dans la façon d'être de ceux qui vous entourent, en vous même. Sans doute est-ce en partie parce que tout le monde sait que l'encadrement officiel de Citroën n'est qu'une fraction émergée du système de flicage de la boîte. Nous avons parmi nous des mouchards de toutes les nationalités, et surtout le syndicat maison, la C. F. T., ramassis de briseurs de grèves et de truqueurs d'élections. Ce syndicat jaune est l'enfant chéri de la direction : y adhérer facilite la promotion des cadres et, souvent, l'agent de secteur contraint des immigrés à prendre leur carte en les menaçant de licenciement, ou d'être expulsés des foyers Citroën.
Mais même cela ne suffit pas à définir complètement notre peur. Elle est faite de quelque chose de plus subtil et de plus profond. Elle est intimement liée au travail lui-même.La chaîne, le défilé des 2CV, le minutage des gestes, tout ce monde de machines où l'on se sent menacé de perdre pied à chaque instant, de « couler «, de « louper «, d'être débordé, d'être rejeté. Ou blessé. Ou tué. La peur suppure de l'usine parce que l'usine, au niveau le plus élémentaire, le plus perceptible, menace en permanence les hommes qu'elle utilise. Quand il n'y a pas de chef en vue, et que nous oublions les mouchards, ce sont les voitures qui nous surveillent par leur marche rythmée, ce sont nos propres outils qui nous menacent à la moindre inattention, ce sont les engrenages de la chaîne qui nous rappellent brutalement à l'ordre. La dictature des possédants s'exerce ici d'abord par la toute-puissance des objets.
Et quand l'usine ronronne, et que les fenwicks foncent dans les allées, et que les ponts lâchent avec fracas leurs carrosseries, et que les outils hurlent en cadence, et que, toutes les quelques minutes, les chaînes crachent une nouvelle voiture que happe le couloir roulant, quand tout cela marche tout seul et que le vacarme accumulé de mille opérations répétées sans interruption se répercute en permanence dans nos têtes, nous nous souvenons que nous sommes des hommes, et combien nous sommes plus fragiles que les machines.
Frayeur du grain de sable."
6. Maurice BLANCHOT, L'Écriture du désastre, éd. Gallimard, 1980
"Le dessein de la loi : que les prisonniers construisent eux-mêmes leur prison. C'est le moment du concept, la marque du système."
"Qu'est-ce qui cloche, dans le système, qu'est-ce qui boite ? La question est aussitôt boiteuse et ne fait pas question. Ce qui déborde le système, c'est l'impossibilité de son échec, comme l'impossibilité de la réussite : finalement on n'en peut rien dire, et il y a une manière de se taire (le silence lacunaire de l'écriture) qui arrête le système, le laissant désuvré, livré au sérieux de l'ironie."
7. Paul LEPPIN, Marche dans les ténèbres, Prague, 1914, trad. de l'Allemand par Corinna Gepner, Phébus, 2001
"Parfois l'assaillait une peur irraisonnée, une angoisse à l'idée que sa vie dût se perdre dans les sables. Depuis qu'il était adulte et qu'il gagnait sa vie, des murs nus, dépouillés, s'élevaient autour de lui et lui barraient la vue. Où qu'il regardât, tout n'était que morne et quotidienne routine. Il allait tôt au bureau et rentrait chez lui à midi ; il passait le reste de la journée à dormir. Il se sentait comme quelqu'un debout dans une fosse, une pelle à la main : il creuse, il creuse mais le sable fin et mouvant glisse sans arrêt, comblant la fosse. Enfant, il avait un livre qui ne devait jamais lui sortir tout à fait de l'esprit. C'était le premier tome d'un roman se déroulant à l'époque des guerres hussites. Il manquait le deuxième tome, mais Severin ne chercha pas à se le procurer. Sur le livre se terminât ainsi, en plein milieu de grands événements, lui paraissait encore plus beau. Il y avait des Bohémiens qui possédaient un repère de brigands dans les crevasses de la muraille du Diable près de Hohenfurt, de féroces guerriers qui jouaient les filles aux dés dans les cabarets, des nuits où l'on creusait dans la forêt au clair de lune, à la recherche de la racine de mandragore. On y trouvait un jardin enchanté où des nains difformes bernaient les égarés, où s'ouvraient des grottes magiques, et où des lions d'airains disparaissaient en cliquetant dans les profondeurs lorsqu'on s'approchait d'eux. Et dans le ciel la comète brillait, rouge sang, et en Bohême régnait la guerre."
8. Georges BATAILLE, "Kafka et le communisme", Critique n°41, octobre 1951.
« L'attitude devant l'autorité du père a moins de sens que l'autorité générale de l'activité efficace. «
9. Hannah ARENDT, Du mensonge en politique, 1969, in Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972, traduit de l'américain par Guy Durand.
"L'aversion de la raison à l'égard de la contingence est très forte ; Hegel, générateur de toute la pensée utopique moderne, n'a-t-il pas affirmé que « l'unique intention de la contemplation philosophique est l'élimination de l'accidentel «. Dans cette aversion aux racines profondes, on retrouve l'origine d'une bonne part de cet arsenal utilisé par la théorie politique moderne la théorie des jeux et l'analyse des systèmes, les scénarios composés à l'intention « d'auditoires « imaginaires et l'énumération méticuleuse d'« options «, d'ordinaire au nombre de trois, A, B et C, A et C représentant les solutions extrêmes et opposées, et B constituant la « solution logique « des problèmes, celle de la voie moyenne. L'erreur, dans ce mode de pensée, consiste d'abord à imposer des choix entre des solutions qui paraissent mutuellement s'exclure ; jamais la réalité ne s'offre à nous sous cette forme de prémisses aboutissant à des conclusions logiques. Le mode de pensée, qui présente A et C comme des solutions indésirables et en conséquence s'arrête à B, ne peut guère servir qu'à détourner l'attention et empêcher les facultés de jugement de s'exercer sur le nombre très élevé de possibilités réelles. Les spécialistes de la résolution de problème ont quelque chose en commun avec les menteurs purs et simples : ils s'efforcent de se débarrasser des faits et sont persuadés que la chose est possible du fait qu'il s'agit de réalités contingentes."
10. Paolo VIRNO, Grammaire de la multitude
" La politique, selon Arendt, a commencé à imiter le travail [
] je prétends que les choses se sont passées à l'inverse [
] c'est le travail qui a pris les connotations traditionnelles de l'action politique. [
] je prétends que dans le travail contemporain, on retrouve "l'exposition aux yeux des autres", la relation avec la présence d'autrui, le commencement de processus inédits, la familiarité constitutive avec la contingence, l'imprévu, le possible. "
11. Saint-John PERSE, "Histoire du régent", La Gloire des Rois, éd. Gallimard, 1911
"Tu as vaincu ! tu as vaincu ! Que le sang était beau, et la main qui du pouce et du doigt essuyait une lame !
C'était il y a des lunes. Et nous avions eu chaud. Il me souvient des femmes qui fuyaient avec des cages d'oiseaux verts ; des infirmes qui raillaient ; et des paisibles culbutés au plus grand lac de ce pays
; du prophète qui courait derrière les palissades, sur une chamelle borgne
Et tout un soir, autour des feux, on fit ranger les plus habiles de ceux-làqui sur la flûte et le triangle savent tenir un chant.Et les bûchers croulaient chargés de fruit humain. Et les Rois couchaient nus dans l'odeur de la mort. Et quand l'ardeur eut délaissé les cendres fraternelles,nous avons recueilli les os blancs que voilà,baignant dans le vin pur."
12. Thierry BEINSTINGEL, Central, Fayard, 2000.
"Parfois retirer son masque comme ce chef rencontré à Langres à cent kilomètres de nos lieux habituels, lui, étonné, décontracté, d'habitude me vouvoyant au travail, mais, sur ce trottoir, me tutoyant, à l'aise sans sa cravate et son austérité affichée.Depuis, la Description d'emploi passée dans les murs de l'Entreprise, de toutes les grandes entreprises d'ailleurs : l'utiliser pour proposer le contenu d'un emploi ; chaque année remettre en cause la répartition des activités, l'évolution de la mission lors d'un conciliabule annuel [
] : un Entretien d'avenir]. [
]
Me souvenir du premier avec mon responsable, une séance de sept heures. En garder l'effet comique : l'homme, essayant avec moi ce questionnaire pour la première fois, et, pointilleux, lisant à haute voix les consignes, ne les comprenant pas. Moi, m'en fichant, l'essentiel étant de pouvoir parler avec lui du boulot, la transcription par écrit me semblant devoir couler de source. Mais lui, lisant le mode d'emploi, rédigé dans un jargon psycho-hermétique nous faisant rire souvent. [
]
Dehors les cheveux gris et les fainéants maintenant, chacun pouvant être reconnu grâce à l'atteinte de ses objectifs, planifiés d'une année sur l'autre. Abandonnée la sacro-sainte règle d'ancienneté, symbole du fonctionnariat. [
]
Délaissé aussi le « Service du personnel «, devenu « Ressources humaines « et ses éléments, les « Agents «, appellation injurieuse et policière transformée en abrévaition encore plus barbare, les MU (Moyens Utilisés), et là, tous devenus, d'un instant à l'autre, des choses informes, obscures, incompréhensibles [
].Étrange monde, s'attachant à se donner une image, tantôt bleue et glaciale, distanciée des hommes et des femmes le composant, tantôt rouge et guerrière face à la guerre économique devant être livrée, et nous, pauvres soldats, yeux usés à force de scruter la ligne d'horizon, personne n'ayant jamais appris à guetter les concurrents."
13. Emmanuel LEVINAS, Liberté et commandement, 1953, Revue de Métaphysique et de morale (Fata Morgana, 1994)
"Ce n'est pas celui qui travaille, c'est-à-dire qui meut la matière, que nous appellerons homme d'action, ce n'est pas celui qui fait la guerre, mais celui qui commande le travail aux autres, qui commande la guerre. L'action ne comporte pas seulement la liberté de l'agent, le fait de ne pas être influencé par quelque chose d'extérieur ; elle comporte aussi une transition efficace et détermine quelque chose d'extérieur et d'indépendant. Mais une réalité extérieure et indépendante ne peut être que libre. Or, la liberté, c'est ce qui se refuse précisément à subir une action. Comment, dès lors, l'action est-elle possible ? Comment, en effet, fléchir une liberté qui, par définition, est inflexible ? Comment agir sur ce qui ne comporte rien de passif ? Comment mouvoir un moteur immobile ?"
14. John DONNE, Méditations en temps de crise, 1624, Payot et Rivages, 2002, traduite de l'anglais et présenté par Franck Lemonde.
"La vigueur, le fonctionnement des sens et les autres facultés déclinent
Deuxième méditation
Les cieux ne sont pas moins constants de se mouvoir continuellement, parce qu'ils se meuvent continuellement dans une seule et même direction. La terre n'est pas plus constante de se tenir continuellement immobile, parce qu'elle change continuellement et fond de toutes parts. L'homme, qui est la partie noble de la terre fond, comme s'il était une statue non de terre mais de neige. Nous voyons son envie le faire fondre, il maigrit à cause d'elle ; il dira que la beauté d'un autre le fait fondre mais il sent qu'une fièvre ne le fait pas fondre comme de la neige mais le liquéfie comme de l'acier, comme du fer, comme du cuivre coulés dans une fournaise : elle ne le fait pas seulement fondre mais elle le calcine, le réduit en atomes et en cendres, non en eau mais en chaux. Et à quelle vitesse ? Plus vite que tu ne peux recevoir la réponse, plus vite que tu ne peux concevoir la question. La terre est le centre de mon corps, le ciel est le centre de mon âme : ces deux-ci sont les lieux naturels de ces deux-là ; mais ces deux-là ne vont pas vers ces deux-ci à un rythme égal : mon corps tombe sans qu'on le pousse, mon âme ne s'élève pas sans qu'on la tire ; l'ascension est le rythme et la mesure de mon âme, la précipitation ceux de mon corps ; même les anges, dont le domicile est le Paradis, et qui ont aussi des ailes, avaient une échelle pour aller au Paradis par degrés. Le soleil qui traverse tant de lieues en une minute, les étoiles du firmament qui en traversent encore plus, ne vont pas aussi vite que mon corps vers la terre."
15. René CREVEL, "L'Esprit contre la raison", Les Cahiers du Sud, 1927, L'Esprit contre la raison et aures écrits surréalistes, Pauvert, 1986, préface d'Annie Le Brun
"On cherche à faire passer pour d'innocentes fleurs de sagesse les produits de l'égoïsme. Heure de sécheresse. Règne de l'ersatz. En attendant la révolution salutaire que ce spectacle si pitoyablement faux ne peut manquer d'amener, les créatures que n'a jamais animées le souffle de la liberté, et cependant en passe de ne plus pouvoir se satisfaire de leurs piètres conditions, sous le coup chaque jour de quelque mésaventure anecdotique, après tout un jeu compliqué d'aller et retour, de minutes agitées puis abattues, tentent encore de s'acharner à ne pas désesprérer d'elles-mêmes, de leurs velléités, de leurs besoins. C'est à ce moment qu'un réconfort possible est cherché dans l'unité à tout prix. On entasse les détritus de conscience, on raboute des morceaux d'individus. Le tout assaisonné à la sauce poussière et tradition et allons-y de notre petite synthèse. L'être limite son existence, son pouvoir, pour être sûr de soi, oublier le mystère et nier l'infini dont Louis Aragon fait si bien de nous annoncer la défense. Au vrai, prétendre se soumettre aux faits ne fut jamais que le prétexte à un mode sournois de fortification. Une pensée qu'on a essayé depuis des siècles de traduire grossièrement par de nouveaux avantages immédiats a raccorni, stupéfié l'individu. Il a voulu épargner ses jambes et ses heures, mais il a usé ses jambes et ses heures à chercher le moyen de les épargner. L'esprit avant sa naissance avait déjà été déclaré bien particulier. La Raison fut la pioche dont on lui apprit à se servir pour creuser sa niche à même ce qu'on appelait sans modestie culture, civilisation. Mais pas un propriétaire qui, dans sa mesquinerie, n'oubliât les aventures magnifiques du rêve. Entres les murs des écoles obligatoires, des casernes, des maisons de parlements, on prétendait enchaîner les vents de l'esprit. Des Bourses, des Chambres de députés étaient camouflés en temples grecs et les plis lourds et faussement classiques d'une pseudo-Antiquité cachaient ce soleil de soufre et d'amour qui, un beau soir, finit toujours par éclater, là-bas, très loin, plus loin que l'horizon et l'habitude."
"L'obstination à juger petitement, à faire semblant de croire à la réalité, à donner cette réalité en aliment à l'esprit avec l'illusion que plus elle sera basse, facile, méprisable, moins elle comportera de périls, l'acharnement individuel à tout peser, relativement à soi, afin de tout accommoder à son intérêt propre, d'en prendre bonne opinion, les sourires attendris des critiques ou romanciers lotissant les steppes du rêve et, pour résumer, tout ce qui permet ou prouve l'habitude simpliste de se limiter dans sa conscience, voilà ce qui a rapetissé l'être et corrompu son esprit."
16. Francis PONGE, cité par Jean-Paul SARTRE, L'Homme et les choses, Paris, Seghers, 1947
"Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu'on nous oblige à penser et à dire. N'en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant données les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à parler. Ces ruées de camions et d'autos, ces quartiers qui ne logent plus personne mais seulement des marchandises, ou les dossiers des compagnies qui les transportent
ces gouvernements d'affaitristes et de marchands, passe encore si on ne nous obligeait pas à y prendre part
Hélas, pour comble d'horreur, à l'intérieur de nous-mêmes, le même ordre sordide parle, parce que nous n'avons pas à notre disposition d'autres mots ni d'autres grands mots (ou phrases c'est-à-dire d'autres idées) que ceux qu'un usage journalier dans ce monde grossier depuis l'éternité prostitue."