Ses sentiments et ses émotions, ses "faiblesses" :
Fatigue, maladie, peines. Le cas cité par une amie (à mon avis, c'est une rumeur. Justement, c'est une rumeur et elle exprime ce que nous dit confusément notre temps) de ce service de cancérologie spécial cadres supérieurs et managers qui fonctionne de nuit : le jour, on est au travail et pas question de révéler qu'on est malade.
Ses convictions profondes :
L'idéologie personnelle est déplacée dans le cadre professionnel : ce que je crois personnellement est au vestiaire, n'a rien à faire là, dans les réunions, dans les relations clientèle, dans mon approche des dossiers. Je suis une personne objective au travail : d'une objectivité toute économique : rentabilité, bénéfices de l'entreprise, pas d'autre loi qui tienne.
Tout ce qui fait dévier du consensus :
Les désaccords, la mauvaise humeur, les affrontements et les conflits de personnes.
Tout ce qui écarte du modèle promu, à savoir, l'ingénieur :
- vestimentairement : la tenue stricte pour la semaine et la tenue sport le week end, à partir du vendredi pour les entreprises de culture anglo-saxonne ; la coiffure stricte ; linguistiquement : pas d'accent ni provincial, ni de banlieue, un vocabulaire de la rationalité issu du monde économercatique croisé avec les technologies de pointe ;
- rhétoriquement : savoir dire oui, savoir dire non, ne pas hésiter, savoir prendre une décision, savoir défendre ses propositions, son travail, ses résultats, valoriser son travail, valoriser ce qu'on apporte, ce qu'on rapporte, savoir négocier, ne pas douter, calculer, prévoir, penser efficace, ne pas gaspiller de temps en idées floues, en questions inutiles, penser stratégique, transformer ses échecs en forces ;
- dans nos attitudes et nos valeurs : posséder un téléphone portable, un ordinateur les PC contre les Mac, une connexion internet, une adresse électronique, savoir se servir vite et bien de tous ces moyens de communication, adopter la nouveauté, y croire, participer à l'entreprise : avoir un portefeuille d'actions ; prendre soin de son hygiène-santé-beauté ; être débordé de travail, rester tard au travail, s'investir à fond dans son travail, être passionné par son travail, réussir dans son travail, aimer le challenge.
R. L. STEVENSON, Apologie des oisifs (1877), éd. Allia, 1999. Le texte débute par cette phrase : "Aujourd'hui, chacun est contraint, sous peine d'être condamné par contumace de lèse-respectabilité, d'exercer une profession lucrative, et d'y faire preuve d'un zèle proche de l'enthousiasme."
Notre organisation sociale n'est pas centrée sur le devoir envers la collectivité mais sur le travail et la réussite professionnelle.
L'entrée dans l'ère du service 24x24 et les technologies de la communication à distance font passer d'un temps collectif : cloches de l'église, saisons des tâches agricoles, heure du contremaître, du chef d'atelier, sirène d'embauche et sirène de débauche à un temps plus fragmenté, plus stressant : un temps individuel où c'est à chacun de combiner temps professionnel, rentable, temps dû socialement et temps "libre" (pour faire les courses !).
Nommer le temps "libre", c'est bien une façon de tenir compte avant tout du temps contraint puisque cet autre temps n'est que celui qui est laissé par cette contrainte primordiale : le travail.
Quant au temps "intime" ? Le temps retranché de la justification sociale ? inoccupé ? Temps vide. On dit temps "mort".
"J'ai exercé tous les métiers imaginables, j'ai été démarcheur en publicité et j'ai même travaillé dans l'administration ; conseiller d'entreprise, documentaliste, nègre, journaliste. Dès que j'avais un emploi, je le jouais plus que je ne l'exerçais. Je ne pouvais jamais m'y donner vraiment, j'avais d'emblée l'impression d'être dans des vêtements d'emprunt et de circuler avec de faux papiers. Est-ce bien moi ? Ou est-ce que je me donne simplement un rôle ? La peur d'être démasqué me taraudait, me rongeait, tant et si bien que je me faisais l'impression d'être un escroc, même si je faisais mon travail au mieux comme tout un chacun. Escroc ? Pire encore : comme si non seulement je n'avais aucun droit au travail, aucune légitimité, mais aussi aucun droit à l'existence."
Paul NIZON, Chien, trad. de l'allemand (C. H.) par Pierre DESHUSSES, Actes Sud, 1998.
Accepter de ou prendre plaisir à jouer un personnage auquel on ne colle pas tout à fait, auquel on ne croit pas tout à fait. À quel jeu joue-t-on au juste ? Quel en est l'enjeu ? Quel en est le prix ? L'enjeu ne peut qu'être notre humanité, autrement dit notre idée de la civilisation.
Il peut y avoir du plaisir à jouer ce jeu, comme il peut y avoir de la souffrance aujourd'hui nommée "stress". On peut imaginer à la fois le stress et le plaisir du timide endossant le personnage du "tueur", un terme de jeu de rôle dans lequel on peut "tuer" symboliquement un autre joueur. Comme le jeu de rôle, des pratiques pédagogiques héritées de l'armée et plus largement de la stratégie militaire sont volumineusemnt utilisés dans la formation des managers. Les décisionnaires sont ainsi formés à la "résolution de problème" selon des principes rationnels repris aux mathématiques par la stratégie militaire : la théorie des jeux.
La principale contrainte exercée par le domaine professionnel sur notre liberté est celle de la conformité. La règle, c'est de suivre la norme : une seule règle pour s'en sortir, faire comme les autres font. Comment font les autres pour s'en sortir ?
La contrainte est assimilée, nous ne la percevons plus comme agressive, elle est devenue intérieure : nous nous sentons coupables non pas victimes dans nos échecs, elle détermine notre existence et l'image que nous aovns de nous-mêmes, elle détermine notre corps, dans sa santé ou ses pathologies mais aussi dans son apparence, son vêtement, ses attitudes, elle détermine notre parole, à l'opposé exact du dialogue, une parole de l'évitement, qui n'exprime pas ce qu'elle doit dire, une parole qui ne peut pas se permettre la confrontation.
Reléguant les arts au rang de luxes ou de fantasmes, les sciences et techniques sont les dominantes des formations d'excellence : celle des ingénieurs notamment, catégorie dans laquelle l'entreprise recrute ses cadres supérieurs et ses dirigeants. C'est dans le monde qu'ils conçoivent, régissent, construisent que nous vivons. L'argument clé de la légitimité, dans cette philosophie, est celui de l'efficacité.
Georges Bataille, (à propos de Kafka) : « L'attitude devant l'autorité du père a moins de sens que l'autorité générale de l'activité efficace. « in 'Le Siècle de Kafka', catalogue du Centre georges Pompidou, 1984
C'est à cette rhétorique que, tous, nous sommes soumis. C'est l'unique cadre dans lequel nous sommes sommés de "réussir" sinon le trou.
« [L'art] n'embellit pas le quotidien mais le démasque et préserve précisément le droit imprescriptible à la beauté. En ne répondant pas à ce que la société attend de lui mais en représentant "l'absolu", l'art devient une puissance politique. Les systèmes totalitaires ont commencé par reconnaître et combattre ce phénomène. «
Un fascisme qui ne dit pas son nom et qui prend le masque à deux faces pour se débarrasser des emmerdements : côté larmes, la rationalité économique, avec son chapelet de malheurs inévitables ; côté rire, les bienfaits du "management participatif" comme s'attachent à le nommer les consultants qui livrent aux directeurs des "ressources humaines" leur joli vocabulaire.