LA MOELLE DE L'OS DU DOUTE 
"moi-même sacrifié à moi-même"

Extraits du Journal de L'Os du doute dont le texte intégral a été déposé à l'Atelier d'écriture de la Scène Nationale du Manège de La Roche sur Yon où il a été rédigé, en novembre 2003.

http://www.scene-nat-rochesuryon.com/saison/manifestations/ecriture-litterature/index

Pour les os, les chairs et toutes les substances de cette sorte, voici comment les choses se passèrent. Toutes ont leur origine dans la génération de la moelle ; car c’est dans la moelle que les liens de la vie, puisque l’âme est liée au corps, ont été fixés et ont enraciné la race mortelle ; mais la moelle elle-même a été engendrée d’autres éléments.

Platon, Le Timée.


Les starting blocks

Une pub-annonce de recrutement Renault : une fille et deux garçons dont un de type asiatique, Hélène, Victor et Christophe, précise la pub, souriant au-dessus d'une Renault : "Notre moteur…" commence la pub en lettres blanches rappelant le normographe, et chacun montre un panneau en lettres cursives composant la suite : Hélène : "c'est", Victor : "la", Christophe : "passion".

Sun Tse, célèbre et terrible maître stratège de la Chine médiévale, dont le recueil des leçons est volontiers utilisé dans les séminaires de formation des managers : "Les anciens généraux étaient convaincus que, pour vaincre, il fallait que les troupes demandassent le combat avec ardeur ; et ils étaient persuadés que, lorsque ces mêmes troupes demandaient la victoire avec empressement, il arrivait ordinairement qu'elles étaient vaincues."

Croisé dans le TGV Lyon-Paris, ce quatuor de jeunes quadragénaires, italiens, bronzés, sapés, telefonino uno à l'oreille droite, telefonino due à l'oreille gauche, écoutant les résultats de je ne sais quelle opération boursière et clamant tout à coup, pris d'une joie dionysiaque : "Siamo bestie !"


Pas des personnages : des structures

Bille au fond de la carrière : niveau Sisyphe. Le poids, invitus, pas de progression, retour à zéro. Détermination, nécessité, impossible échappatoire, temps captif à l'opposé du temps des cavaliers. Boucles : ça roule, c'est répétitif.

Dièse à flanc de falaise : niveau Prométhée. Le lien, entraves, rubans, enroulements, toile d'araignée, couronne, cravate, le sacrifice de la joie.

Milan au-dessus de la prairie : niveau Achille (sa seule vue épouvante les Troyens). Domination, "nous sommes des bêtes", nous ne sommes pas des bœufs, nous sommes des aigles ; la gidouille de l'excitation au travail, la crise du point culminant du pouvoir. La domination est la fragilité : le talon d'Achille.

Les cadres en commando : chacun est un "moi-nous", pas de "je" sinon devant la psyché : "je gère mes émotions".

Dièse soprane : les ornements, développements.

Milan ténor : celui qui tient.

Bille basse : donne la basse régulière, répétitive. Il ne s'agit pas de hauteur de voix mais de composition. Et derrière le dos de chacun, l'invisible, l'impénétrable T. Kitisi, du pôle, contrôle intégré : la crainte du jamais assez.

Au-dessus, Le 8ème : Aveugle et puissant, opaque, impossible de comprendre.

Le 8ème : gouverne par décrets, se renie constamment. Les messages passent, on ne sait comment, directement dans le discours des cadres.

Au-dessous, Ça : la ressource humaine.
Et au-dessus du système, le kantor : Tu.


"nous sommes des bêtes"

Giorgio Agamben, L'Ouvert de l'homme et de l'animal, trad. Joël Gayraud, Rivages, 2002

À propos des leçons de Kojève : la fin de l'histoire marque le retour de l'homme à l'animal. Jeu, rire, tout ce qui rend l'homme heureux persiste.

Le théâtre est la scène de la fin de l'histoire, la scène où l'histoire, révolue, regardée en arrière, est jouée. La scène où l'homme, se définissant désormais comme animal (humanité et animalité indistinctes), joue à être sacré.

Agamben d'après Heidegger, p. 79 : la stupeur.

Condition de possibilité du comportement — à l'opposé de la conduite qui est un projet — animal dans le milieu ambiant mais jamais dans un monde (ie ordre, regard, lecture, environnement lisible, perspectvie) : être absorbé de manière absolue. Sisyphe hébété, adhérant au rocher, absorbé dans son effort.

Farce : l'éloge de l'ineptie dans le règne de l'aptitude.


"Le désastre prend soin de tout"


La théorie des jeux, dont les applications restent très à la mode dans les séminaires de formation au mangement, sous le nom de méthode de résolution de problème ou méthode de prise de décision, modélise la réalité, en formule des principes de portée générale. Il s'agit de décrire l'ensemble des possibles (fermer le réel), dégager le schéma de causalité (règle du jeu).

Quatre principes directeurs : calculs d'espérance, considération de dominance, recherche de l'équilibre, principe de récurrence.

À quoi Maurice Blanchot, dans L'Écriture du désastre, Gallimard, p. 75, répond :

"Quand je dis, à la suite de Nietzsche : « il faut « — avec le jeu entre falloir et faillir — je dis aussi bien : il manque, il tombe, il trompe, c'est le commencement de la chute, la loi commande en tombant, et, par là, se sauve encore comme loi."

Proximité du faillir : être sur le point de déséquilibre, être déjà entraîné dans la chute avant même de tomber. Être déjà engagé dans la faute avant de défaillir. Faillir au sens. Oublier le sens, oublier les dimensions du monde, l'inscription de l'action dans le monde.

Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre : "Le désastre prend soin de tout."


Déroulement : le voyage archaïque

Une cosmogonie cocasse. À l'origine, un ventre plein de matière ; et trois petits dieux grotesques en train de réaliser, de réitérer la séparation, la division, l'avènement du monde.

Trois petits dieux grotesques montant du sous-sol, élevés par l'ascenseur, déboulant sur l'établi, la planche à conception du monde, avec une seule idée en tête : "je suis prêt". À quoi ? À bouffer le monde.

I. Passer le marécage : la traversée du chaos

L'invasion : occuper ; omniprésence ; grotesque entortillé-détortillé, emberlificoté, enlisement.

II. L'ascension de la falaise, la victoire : tenir le point culminant.

Garder la pôle-position, le leadership, dominer, cloué par l'obsession de la chute, papillon épinglé, la lumière dans les yeux. Suprématie et fragilité. L'ascension est grosse de la chute. Du sens étymologique de précipice et précipitation : " la tête la première".

III. Le survol du monde.


Kantor : le chant

Troisième partie : le chant de l'officiant, à la fois dans l'action, à la fois regardant l'action de haut et se regardant agir ; et capable de rechanter le voyage en mots aussi énigmatiques que parlants.

La partie III reprend les trois étapes : la traversée du marécage ; l'ascension de la falaise ; le survol du monde ; en leur donnant un sens d'un autre niveau, celui du théâtre où est donné le récit du voyage, celui du mystère. Je me souviens de la virulence de Ghelderode à affirmer que la scène n'est pas une tribune — où l'on défend une thèse, une position — mais un lieu magique où tout doit obéir à un cérémonial et où, pour moi, le sens ne doit pas être arrêté mais ouvert.

Et ce récit d'un autre niveau est annoncé, dans les parties précédentes, par les inserts lyriques : le flottement dans le chaos : confusion des matières, boue ; confusion de la lumière, gris ; l'ascension de la paroi sans prises, de la paroi urbaine, par un super-héros de chair et d'os ; depuis la carrière au schiste friable, le rêve de la prairie aux cavaliers tranquilles et du rapace ; le squelette emporté par le vent, son lien lâché dans son sillage. Ces inserts introduisent cette voix extérieure et intérieure que je l'ai appelée kantor pour moi-même, en pensant au kantor maître de chœur et à Kantor, Tadeusz, racontant au spectateur le récit, à partir des tableaux qu'il a préparés, qu'il ajuste, rectifie, intensifie ou adoucit au cours du spectacle, qui raconte d'un geste, quelquefois sans intervenir, en circulant à la lisière de la scène, quelquefois sans bouger du tout, qui raconte de sa seule présence extraordinairement attentive à l'action, de son seul regard sur l'action : coryphée sans parole.


Les lacets : quelques lectures d'après l'achèvement de L'Os du doute.

Un texte travaille encore après avoir été écrit : quand j'ai fini de travailler sur la couronne de Prométhée, le lien, Prométhée couronné et lié, avec les boucles, la corde, le câble et le nœud coulant, je n'en suis pas quitte avec ce motif.

Mircea Éliade, Images et symboles, ch. III, "Le «  Dieu lieur  « et le symbolisme des nœuds", Gallimard, 1957, "Tel", pp. 120-163. Éliade reprend Dumézil : le couple dieu magicien terrible et dieu juriste : Mitra-Varuna. Varuna représenté avec une corde à la main, son nom, étymologiquement de l'indo-européen var : lien, corde.

Éliade, p. 127 "La structure de Varuna est complexe mais il a toujours une structure, c'est-à-dire qu'il existe une cohérence intime entre ses différentes modalités"

C'est ce que je cherche à écrire : mes personnages sont des structures, cohérentes, non pas des psychologies.

Georges Dumézil, Les Dieux germains, PUF, 1959, ch. II "La magie, la guerre et le droit" pp 41-77 Odin-Tyr, p. 41 Odhinn le voyant.

«  Par mutilation volontaire, il se fait borgne, donnant un œil en paiement à la source de science de l'invisible. Le magicien est soumis à une initiation, une "presque mort". Il est pendu à un arbre neuf nuits, sacrifié à Odhinn : "moi-même sacrifié à moi-même". Odhinn est beau parleur, maître du changement d'apparence à volonté, laissant son corps à terre comme endormi ou mort, chef des esprits, chef des pendus.  «

Moi-même sacrifié à moi-même :
fascinante formule qui pourrait être la clé de L'Os du doute.