Ces cinq témoignages sur la terrible purge des partisans du Kominform par le régime de Tito après sa rupture avec Moscou sont, de tous les récits que jai pu lire sur les exterminations, enfermements, tortures, broyages des humains par des régimes tortionnaires, les plus désespérants, non pas que les sévices y soient plus graves quailleurs, mais le système mis en place pour réduire les hommes y est plus intentionnellement cruel, plus malveillant sil se peut établir des hiérarchies de la malveillance. Les hommes, vauriens amenés au plus bas de leur humanité par toutes les pressions physiques et les perversités discursives de la domination, sont poussés à se faire les bourreaux des vauriens placés plus bas queux-mêmes dans léchelle officielle de lignominie.
Dans le premier de ces textes
, Composition, je lis une illustration du
deleatur, ce signe de correction typographique qui a pour nom une formule latine : à détruire. Dans
Composition est montré à luvre le
deleatur radical de toute réalité par le retournement perpétuel et à une rapidité ahurissante des versions officielles de lhistoire. Le socle le plus mince où asseoir sa raison est constamment détruit. Leffet, peut-être même pas sciemment escompté, cest de pousser les esprits au-delà de la détresse, dans la défaite accomplie par avance, à lintérieur du désespoir.
Lannée 1948 pour ceux qui ne sen souviennent pas est aussi éloignée que 1848 ou que toute autre année quarante-huit. Cest humain. Avant nous le déluge.
Les jeunes ne souhaitent pas particulièrement se replonger dans cette période. Ils se ruent vers ce qui est nouveau et inconnu, sans que le passé les gêne. Cétait il y a bien longtemps et ils ny étaient pas. Ils ne se doutent bien sûr pas que lannée 1948 nest nullement révolue. Que le calendrier sy est arrêté. Que toutes ces années ne sont que les saisons dune seule et même année sans fin. Le printemps, lété, lautomne, lhiver. Répétés à linfini.
Ce texte date de 1988 : avant la guerre de Bosnie. Miroslav Popovic y donne une analyse culturelle des premières victimes de ces purges : les Serbes et les Monténégrins parce quils sont russophiles, les Slovènes par discipline et lenteur dadaptation à la nouvelle doxa, les Dalmates (qui sont croates) à cause de leur goût du débat politique.
Des Macédoniens, au contraire très peu nombreux à avoir été soupçonnés de sympathies pour Staline, Popovic écrit : cétait la première fois quils étaient reonnus en tant que nation et ils en étaient heureux.
Le second texte, Le Crayon, est une réflexion sur la castration. Une réflexion très proche de celle où Chalamov, dans ce long récit de la Kolyma qui sintitule Le Gant, passe en revue, derrière lUtopie de Thomas More, les quatre besoins vitaux castrés dans le camp : la nourriture, la sexualité, la miction, la défécation, pour ajouter un cinquième besoin vital de lhumanité en racontant la très belle histoire des nuits poétiques de la salle de soin du service chirurgical : les échanges littéraires, les récitations poétiques, la convocation des auteurs immenses, se passent dans la salle où sont soignés les corps opérés.
Le Crayon
Le rêve culturel de tout prisonnier était un crayon. Pas un grand crayon tout neuf, sentant bon la librairie, lisse, jaune
Mais minuscule. Facile à cacher. Un trognon.
Le rêve était interdit. Par la direction de la prison. Sévèrement.
Mais pourquoi y rêvait-on ? Pourquoi les gens se retrouvaient-ils au cachot à cause dun petit bout de graphite ? La réponse est : parce quil nétait pas indispensable pour survivre jusquau lendemain. Cest le propre de lhomme, il sy accroche, sy accroche jusquà ce quil soit emporté par les courants de lindispensable et définitivement expédié dans le monde des bêtes.
Le quatrième des cinq textes est le récit effroyable dun Lynchage auquel le narrateur doit, contraint par les autres détenus et pour sa propre survie, prendre part, et il sagit de mettre à mort, à mains nues et dans les cris et les slogans scandés, Vlasta, son ami.
À partir de là, mes souvenirs sombrent complètement. Que se passa-t-il et combien de temps cela dura-t-il ? Je ne men souviens pas.
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Puis, tout à coup, une image surgit.
La cour du camp. Le rectangle des baraques. Peintes. Blanches. Le cailloutis blanc. Les deux rangs sinueux du corridor. Face à face.
Limage baigne dans un éclairage impitoyable. Jusque dans les moindres recoins. Si bien quil ny a pas de recoins.
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Le soleil était complètement blanc.
Au cours de ma détention, jai vécu également des moments terribles sous un ciel sans soleil, trouble, brouillé, scélérat
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Mais lorsque jimagine le comble de lhorreur, cest toujours sous le ciel de lété. Pas chaud. Pas frais non plus. Ces choses-là ne sont pas importantes. On en les remarque même pas. Mais plutôt implacablement blanc.
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Le dense A-mort-le-vaurien ! dégénéra soudain à cet endroit en un hurlement prolongé.
Je tendais le cou vers la porte doù étaient sortis les chefs des baraques.
Je ne comprenais pas que Vlasta était le centre de ce groupe et le hurlement le signe quil avait été poussé dans le corridor.
De notre côté on continuait à hurler : A-mort-le-vaurien ! je tapais des mains en rythme. Et jouvrais la bouche comme si je scandais les slogans.
Puis je compris enfin.
Je ne vis Vlasta que lorsquil fut à une quinzaine de mètres de moi. Dans un méandre du corridor.
Il sautillait de façon comique.