Hubert Aquin
Prochain épisode, Ottawa,
Le Cercle du Livre de France, 1965
Voici comment commence le premier roman (publié), écrit en détention, du très grand écrivain et journaliste québécois dont les français ne connaissent même pas la première syllabe du nom : Hubert Aquin (1929 - 1977).
Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses. Encaissé dans mes phrases, je glisse, fantôme, dans les eaux névrosées du flueve et je découvre, dans ma dérive, le dessous des surfaces et limage renversée des Alpes. Entre lanniversaire de la révolution cubaine et la date de mon procès, jai le temps de divaguer en paix, de déplier avec minutie mon livre inédit et détaler sur ce papier les mots-clés qui ne me libèreront pas. Jécris sur une table à jeu, près dune fenêtre qui me découvre un parc cintré par une grille coupante qui marque la frontière entre limprévisible et lenfermé. Je ne sortirai pas dici avant échéance. Cela est écrit en plusieurs copies conformes et décrété selon des lois valides et par un magistrat royal irréfutable. Nulle distraction ne peut donc se substituer à lhorlogerie de mon obsession, ni me faire dévier de mon parcours écrit. Au fond, le seul problème qui me préoccupe vraiment est le suivant : de quelle façon dois-je my prendre pour écrire un roman despionnage ?
Quelques pages plus loin
Je fais le décompte des jours à vivre sans toi et des chances de te retrouver quand jaurai perdu tout ce temps : comment faire pour ne pas douter ? Comment faire pour ne pas bénir le suicide plutôt que cette usure atroce ? Tout seffrite au passé. Je perds la notion du temps amoureux et la conscience même de ma fuite lente, car je nai pas de point de repère qui me permette de mesurer ma vitesse. Rien ne se coagule devant ma vitrine : personnages et souvenirs se liquéfient dans linutile spendeur du lac alpestre où je cherche mes mots. Jai déjà passé vingt-deux jours loin de ton corps flamboyant. Il me reste encore soixante jours de résidence sous-marine avant de retrouver notre étreinte interrompue ou de reprendre le chemin de la prison. Dici là, je suis attablé au fond du lac Léman, plongé dans sa mouvance fluide qui me tient lieu de subconscient, mêlant ma dépression à la dépression alanguie du Rhône cimbrique, mon emprisonnement à lélargissement de ses rives. Jassiste à ma solution.
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