Avoir des désirs, mon travail de tous les instants”.

La question du héros, littéraire et exitentiel, que Lermontov avait conduite sur cinq récits, dans Un héros de notre temps, qui sont cinq temps d’un homme, Petchorine, cinq fois un personnage, reconnaissable et méconnaissable à chaque fois, Vladimir Makanine la traite par l’impossible dans sa magnifique variation qu’est Underground ou Un héros de notre temps et aboutit à concevoir la préservation de son intégrité, survie, résistance, dans la sensibilité du corps, du système nerveux, du psychisme.

“Ce n’est que grâce au reste de mes anciens sentiments (à moitié oubliés) que quelques mots ont un jour surgi sur ma langue, reliquats d’une pensée qu’ils étaient déjà parvenus à étouffer. Comme une éclaircie ; une clé pour survivre à des souffrances qui n’étaient pas les miennes…

— Pourquoi ? me suis-je demandé ?
Mais la lumière venait déjà de s’éteindre de ce qui représentait sans doute ma dernière pensée. Mon moi venait en quelque sorte de rendre l’âme.

[…]

Au nom de quoi ces souffrances étrangères dans un hôpital psychiatrique ? Pourquoi devais-je écouter ces suggestions prétendument salvatrices, d’où sortait donc toute cette littérature ?

[…]

Mon esprit s’aggripait à la bouée d’une vieille formule. Qui mettait indirectement en garde contre le repli sur soi, la fuite vers la folie. Se raccrocher au réel, s’ancrer dans la banalité du quotidien, voilà ce que me conseillait cette formule inquiète de mon sort, craignant que, comme Vénia, je plonge dans l’irréalité qui m’assiégeait de toutes parts.

Qu’est-ce qui change et de quelle manière, quand on perd subrepticement son “moi” ? Si l’échange s’est déjà produit, comment, de l’intérieur, deviner qu’il a eu lieu ? C’est impossible…

Pour damer le pion aux médecins (en remplacement de mes pensées confisquées), j’ai tenté de reconquérir un terrain moins gardé, la sensualité primitive : je voulais sentir. Surmonter la dilution de mon sang. Avoir des désirs. (Puisqu’il ne m’était plus permis de penser.) Désirer est devenu mon seul souci quotidien, mon travail de tous les instants.”

Vladimir Makanine, Underground ou Un héros de notre temps, (1998) trad. du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Gallimard, 2002.