Juan Carlos Onetti, Le Chantier
À propos de son étrange personnage de Larsen, Juan Carlos Onetti, dans Le Chantier (1961), Gallimard, "L'imaginaire", 2011, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Laure Guille-Bataillon : "Il se raconta pour gagner du temps."
Ce qui donne d'exceptionnelles scènes intitulées "Tonnelle", où Larsen se parle à lui-même, ou tout au moins parle pour lui-même, devant sa fiancée à la bouche ouverte, au rire gênant, à la lèvre toujours humide de salive.
Qui est ce Larsen ? Nous ne savons que ce que nous ne savons pas de ce personnage dont le récit adopte le point de vue sans nous faire pénétrer son histoire. Nous savons qu'il a un passé dans la ville, Santa Marìa, espace fictif de la plupart des récits d'Onetti, une épure de ville, une ville-idée, qui n'encombre le récit d'aucune fibre de réalité, et dont nous ne savons pas plus que le personnage.
De Larsen, nous saurons qu'il a eu affaire avec la police. Qu'il est parti. Qu'il revient. Et qu'à la cinquantaine, il ne revient pas pour croquer le monde. Il va prendre la direction du chantier, en amont du fleuve qui se jette dans la mer à Santa Marìa, entreprise en ruines du vieux Petrus dont il doit épouser la fille, qui n'est pas sans attrait, dont de beaux seins, mais qui n'est pas en parfait état elle non plus, une fille "drôle", pour ne pas dire anormale.
Sur ces plus ou moins deux cents pages d'une sensibilité extraordinaire, le récit n'en dit pas davantage. Pas de progression, pas d'action, tout est suspendu comme le sort de l'entreprise et des derniers employés qui végètent là, Galvez, sa femme enceinte qui occupe une cabane, avec ses chiens, Kunz, dont le nom m'évoque irrésistiblement Conrad, dont le roman a l'air pétri, davantage que Sartre ou Camus cités par Pierre-Jean Jouve dans la préface.
\"Santa Marìa 2".
À propos des sous-directeurs de la société Petrus, port-chantier en amont du fleuve qui se jette dans la mer à Santa Marìa : "nombreux à avoir repris le bateau à Santa Marìa" "D'autres passèrent par la ville, empreints encore d'une peur pouvant se confondre avec l'orgueil qui les faisait passer incognito et invisibles. Pas si différents : frères de surcroît par le regard, un regard non pas vide mais vidé de ce qu'ils avaient tenu pour vrai dans le passé, de ce que contenait encore le regard des habitants sur ce premier morceau de terre ferme où ils abordaient avant de s'enfuir plus loin.
\En fait, ils ne revenaient — comme le savaient tous ceux qui leur avaient parlé et comme ils l'admettaient eux-mêmes — que de Port-Chantier, un point quelconque sur la côte, plein d'émigrés allemands et de baraques de métis entourant, près du fleuve, le bâtiment de la Compagnie Petrus, un tube gris de ciment écaillé, une ruine que peuplaient des formes de fer rouillé.
Et c'est tout ce qu'il faut savoir du décor, quatre traits qui puisent aux images déjà faites, aux lieux communs.
\"On voyait à leurs yeux qu’ils ne revenaient pas d’un endroit précis ; ils revenaient de n’avoir été en aucun lieu, d’une solitude absolue et trompeusement peuplée de symboles : l’ambition, la sécurité, le temps, le pouvoir. Ils revenaient, mais jamais tout à fait lucides, jamais tout à fait libérés d'un enfer suscité en toute innocence par le vieux Petrus."
\"Santa Marìa 5".
Larsen, dans la prison où est incarcéré Petrus. "Tout en fumant une cigarette au soleil, il pensa distraitement qu'il existait dans toutes les villes, dans toutes les maisons, en lui-même, une zone d'ombre et de repos, un puisard où l'on se réfugiait pour tâcher de survivre aux événements que la vie nous imposait. Une zone d'aveuglement et de refus, d'insectes lents et aplatis, d'assignation à longue échéance, de revanches surprenantes jamais bien comprises, jamais opportunes."
\Comme nombre de personnages des romans d'Onetti, à commencer par la ville, Santa Marìa, Larsen traverse plusieurs livres, il est le proxénète qui amène les prostituées à Santa Marìa dans
Ramasse-vioque.
www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Ramasse-vioques
www.gallimard.fr/Contributeurs/Juan-Carlos-Onetti
\Juan Carlos Onetti, épigraphe à
Quand plus rien n'aura d'importance, "Seront inculpés tous ceux qui chercheront à trouver une finalité à ce récit, seront exilés ceux qui chercheront à en tirer un enseignement moral, seront fusillés ceux qui chercheront une intrigue romanesque.
Par ordre de l'auteur
Par G. G. le chef des ordres."