Sous le tympan, les osselets
(texte publié dans la revue de théâtre universitaire "Coulisses", Besançon, 2005)
Le théâtre de Nice a été pendant des années et des années un cube de tôles, gardant la place en attendant le bloc de marbre. Jétais en classe de seconde, jallais assister à une représentation ddipe Roi mise en scène par Gabriel Monnet, jentrais dans un théâtre pour la première fois. Jai trouvé que ça sentait lencens, ça mest resté. Une espèce de campement de tôle, absurdement persistant, gardant la place du monument, pendant des siècles sil le faut, qui sent léglise quand on y entre et doù monte une voix collective qui vous empoigne au kiki pour forcer votre souffle à saccorder à elle, et vos osselets à vibrer selon ses modulations et son temps, voilà ce quest resté pour moi le théâtre, avec la tragédie grecque au plus haut des cieux et Claudel à peine en dessous, sur les genoux de saint Pierre, clamant des profondeurs la terrible injonction du psaume à laspirant qui voudrait oser approcher son stylo de la scène :« non impedias musicam ! «.
Jai publié en 1997 un récit de guerre, intitulé La Scie patriotique, qui a été porté au théâtre, une fois dans une adaptation dialoguée, par le Laboratoire Victor Vérité, dans une mise en scène de Véronique Caye et une autre fois par une compagnie dAmiens, Chez panses vertes, dans une mise en scène de Sylvie Baillon, pour marionnettes, danseuse butôh et un comédien, Eric Goulouzelle, qui proférait de façon puissante le récit, disons quil le chantait, mais à la façon cheyenne du chant, si vous voulez, il le rauquait comme une psalmodie de messe de campagne, de psaume latin davant le negro spiritual enregistré chez Vogue, brut, sans joliesse, et il le chantait dans sa forme narrative.
Que le récit soit une forme poétique, donc musicale, je nen ai jamais douté ; mais ce que le travail des Panses vertes ma montré, cest que le récit est aussi une forme théâtrale. Et je maperçois aujourdhui en cherchant à examiner mon rapport au théâtre et à pointer ce qui peut indiquer mes goûts, je maperçois que les deux textes qui me viennent à la mémoire comme les archétypes du rapport théâtral tel que je le perçois ne sont pas tout à fait des textes de théâtre : la scène du prêche dans le roman de Melville Moby Dick, pour son extraordinaire sollicitation du désir du voyage en même temps que sa terreur sacrée et parce quil est une oraison, un hommage au théâtre dans sa forme sacrée, une magistrale et pleine de grâce note de bas de page renvoyant à la bible et à Shakespeare comme oreillette et ventricule de Moby Dick. Voilà pour le premier.
Le second est encore plus incongru, il sagit du Dit du vieux marin, de Coleridge, parce que cest un chant et en même temps un conte canonique et en même temps une figure du théâtre, le vieux marin pour ainsi dire mort, revenant saisir les noceurs, autrement dit les viveurs au coude, dune poigne aussi tremblotante quirrésistible, aussi pathétique quépouvantable pour leur faire un récit qui ne les concerne a priori pas le moins du monde, quils pourraient se passer découter mais quils écoutent et qui ne les laissera pas repartir indemnes dinquiétude : le récit, répété, de sa propre culpabilité et de la condition que le ciel lui a faite.
En 2000, jai publié un récit dexil, intitulé Les Samothraces. France Jolly et la compagnie du Champ de lalouette, à Paris, qui avaient commencé un travail expérimental sur La Scie patriotique, ont donné pour France Culture une interprétation chorale des Samothraces. Et là, ils vont très loin dans le travail musical : le texte est lu comme une partition, de façon opposée à toute illustration, à tout présupposé de sens, il est donné, dans son énigme, à lécoute, et, comme pour un morceau de musique, cest une écoute libre des habitudes de lecture référentielle qui doit être convoquée.
En 2003, la compagnie ma passé commande dun texte et nous nous sommes engagés dans une expérience commune sur le travail, en particulier sur le travail des cadres. Jai écrit un petit essai sur le travail : Les Chaussures, le drapeau, les putains et, pour aller plus loin, jai eu envie décrire sur ces personnes qui en dirigent, encadrent, contrôlent dautres et qui, par leur fonction plus ou moins élevée à lintérieur dorganisations conformantes, détiennent un lourd pouvoir sur les personnes, déterminent grandement leur vie et influencent plus ou moins directement les décisions et les actions du Pouvoir. La nécessité, pour moi, cétait décrire sur le fameux« management «, qui mapparaît de plus en plus réunir les symptômes dun fascisme larvé.
Nous avons dabord travaillé ensemble, France Jolly, la metteur en scène, Jean Opferman, le scénographe, Isabelle Mestre, Pierre Valet et Dominique Grandmougin, les comédiens et moi.
À partir de contraintes que nous imaginions, France et moi, sur un plateau installé par Jean, un plateau chargé dune profusion dobjets improbables, hétéroclites au possible, les comédiens improvisaient et trouvaient sur le plateau tout un vocabulaire que jai conservé dans le texte sous la forme de motifs qui reviennent et font lobjet de mutations, de variations construisant le texte même. Par exemple, un câble, utilisé en improvisation comme câble à tendre et à tester pour une impossible transmission puis comme corde enroulée autour des jambes dun personnage, va devenir une courbe de cavaliers sur une prairie, une ligne avec un poisson au bout, un galon symbolisant la gratification, une ficelle nouée en boucle pour dessiner des figures, la boucle devenant elle-même une structure du texte, retours, répétitions, autant de formes qui disent le lien. Les improvisations des comédiens donnent aussi une rythmique : celle des actions inachevées, des entreprises abandonnées, oubliées inabouties pour passer à une action différente qui sera lâchée à son tour
Le texte final sintitule LOs du doute, cest une partition pour trois comédiens, une partition fragmentée, discontinue, répétitive, dans laquelle son enchâssés des morceaux narratifs et des morceaux lyriques, quatre pièces lyriques exactement, qui semboîtent dans le finale du texte pour en donner le récit sur un autre mode, au moment où le cube obscur, souvre sur le ciel et opère le renversement de cette formule du travail donnée par René Crevel dans son splendide et vivifiant pamphlet de 1927, LEsprit contre la raison :« lêtre limite son existence, ses pouvoirs, pour être sûr de soi, oublier le mystère et nier linfini « pour permettre le théâtre : cest-à-dire linquiétude, le rappel du mystère, la confrontation à linfini.
Nicole Caligaris