Michel de Ghelderode (1898-1962)

Scandale à lui seul, Ghelderode écrit en français un théâtre flamand.

     Il rappelle la farce sur les planches, sa puissance de détente, sa cruauté sans raffinements, sa vérité sans politesse. Il enseigne que l'homme est joué, qu'il est mu par des forces sur lesquelles il n'a que peu d'emprise, que le texte, au théâtre, doit avoir la puissance de tirer les fils, non pas pour faire dire aux acteurs quelque chose, mais pour les faire répondre physiquement aux forces qui les soulèvent, qui les agitent, qui les font immanquablement se casser la figure.

     C'est un théâtre pour corps mobiles et sans autonomie, pour voix externes, dans la filiation des chambres de rhétoriques dont les joutes poétiques et les jeux théâtraux se perpétuent en Flandre depuis le moyen âge jusque dans les années 50, et dans la filiation du théâtre de marionnettes, auquel le répertoire de Ghelderode est resté fidèle dans la lignée des maîtres marionnettistes qui portent le nom de Toone.

     Ghelderode enseigne que le théâtre n'est pas une illustration, qu'il n'a aucune fonction sociologique, qu'il produit pas d'apaisement social, que le jeu suprême qu'est le théâtre se joue sur un autre plan, qu'il est une cérémonie, qu'il ne s'agit ni de saisir, ni de soigner, au théâtre, qu'il s'agit d'éprouver, de métamorphoser, d'assister, d'assister en assemblée unique. Il ne s'agit pas de comprendre ce que ça raconte : un scénario, une intrigue qui doit se résoudre ; il s'agit d'écouter chanter, de voir s'élever ou chuter l'homme.

     "On sent très bien, à la scène, qu'il règne une exigence musicale dans ma prose, dans mon langage théâtral.

     Sans cette incantation verbale qui le rend dépendant de la Magie, le théâtre se désagrège de lui-même, s'émiette en paroles, renonce à sa primauté sur les autres formes littéraires et récuse son pouvoir obsessionnel ou possessionnel, ses pratiques !" (Entretiens d'Ostende)

     Entendre le français de Ghelderode, c'est sortir de cette langue sans dents dont sont lessivées nos oreilles, prétendue blanche sans doute parce qu'elle n'a la couleur de rien, surtout pas du néant, Beckett sans ses dimensions, pensée fantôme.

     « En notre époque, où l'on écrit vertigineusement et où l'intelligence est un commun brouet — époque littéraire et intelligente — au point que le bénévole lecteur soucieux d'être à la page éprouve bientôt l'état d'âme du boxeur étendu pour le compte […] nul prospectus-réclame ne nous donne une honnête définition de l'art qui pourrait bien être, en ces années crépusculaires, et en dépit des boniments sur l'échafaud, un geste de noyé, un sursaut de dormeur, un cri déchirant vers l'innocence perdue. Contrôle de l'instinct — contrôle du divin qui rend notre limon phosphorescent ! Mais c'est rejoindre une intangible éthique et je ramène la question à l'état d'une devinette scolaire : "Qui a inventé l'œuf dur ? " "Christophe Colomb !" Et pour me venger de mon doute au goût de mayonnaise, je demande à chaque artiste : "Pourquoi faites-vous de l'art ?" Les réponses sont pareilles à des cornichons, des speculums, des bonnets chinois, des bouchons de carafe, des tramways, des échelles de pompiers… »

(Publié en néerlandais aux éditions Steenlaandt 1930 in Jean FRANCIS, pp. 351-353)

     De 1925 à 1932, son théâtre est joué, en traduction flamande, par la compagnie d'avant-garde du Théâtre Populaire Flamand. À la dissolution de la compagnie, Ghelderode n'est plus joué jusqu'à sa période française, 1947-1953, de jeunes compagnies, le théâtre du Myrmidon, Catherine de Toth et André Reybaz, Marcel Lupovici, René Dupuy, Georges Vitaly, importent à Paris ses pièces qui effarouchent le public français :

Hop signor !
Magie rouge
Escurial
L'École des bouffons
Mademoiselle Jaïre
Sire Halewyn
Barabbas



     La Balade du grand macabre qui donnera l'opéra de Gyorgy Ligeti, pour lequel Roland Topor avait dessiné décor et costumes. Six tomes du théâtre de Ghelderode sont disponibles chez Gallimard en collection blanche.


     La Balade du grand macabre, Escurial - Hop signor ! sont disponibles dans la Collection Folio théâtre et ses contes fantastiques Sortilèges dans la Collection L'Imaginaire


     Les Entretiens d'Ostende, L'Éther vague, Patrice Thierry éditeur, 1992, 7 entretiens recueillis par Roger Iglésis et Alain Trutat, avec une chronologie détaillée.


     Ne pas oublier la version conte de la pièce Pantagleize : Pantagleize qui trouvait la vie belle, avec de nombreuses illustrations hors texte pleine page de Denis Pouppeville, La pierre d'alun, 1992


Sur Ghelderode :

     Jean FRANCIS, L'Éternel aujourd'hui de Michel de Ghelderode, spectrographie d'un auteur, Louis Musin éditeur, Bruxelles, 1968 — excellent, passionnant, volumineux, riche ouvrage du dramaturge et critique Jean Francis, qui a été le secrétaire de M de Ghelderode ;

     Roland Beyen, Michel de Ghelderode, Seghers, Théâtre, 1974 ;

     Michel de Ghelderode ou la comédie des apparences, Catalogue rédigé par Roland Beyen, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980 ;