Ghelderode,
la face damnée de la raison Nicole Caligaris
Intervention à l'auditorium du musée des beaux arts de Strasbourg dans le cadre de l'exposition l'Europe des Esprits, pour présenter l'adaptation télévisée de Magie rouge, réalisée par Daniel Georgeot, diffusée en 1973, projetée dans le programme des mardis de l'INA, le 6 décembre 2011.
Pas plus que le christianisme n'a su entièrement recouvrir les forces plus anciennes qui lient l'homme à l'équilibre de son monde, les lumières de la raison n'ont su en retirer l'obscurité. S'affranchissant de Dieu, elles ont cru repousser les ténèbres qui en accompagnaient la croyance aux marges de leur pouvoir, elles n'ont fait qu'en envelopper l'opacité dans les plis de la science, que celer plus profond la part nocturne de l'homme qui ne cesse pas d'œuvrer sous le masque de ses attitudes raisonnables. Aux oreilles françaises, la métrique de Racine, impeccablement cadencée, mais coupée à l'hémistiche d'un soupir que les lois n'étouffent pas, illustre supérieurement cet effort solaire abîmé sous l'emprise de la nuit.
« J'ai compris que l'éternelle condition de l'homme consistait à ne s'humaniser jamais. »
(Le Soleil se couche.) Racine est ce qui rend les Français sourds à Ghelderode. Rien n'est plus étranger au conflit de la pureté et de la passion, que les tourments grotesques des farces ghelderodiennes où les personnages ne connaissent pas le dilemme, jamais portés à la hauteur, exclusivement agités par les forces basses de l'homme dont la chute sans rémission est accomplie depuis longtemps.
Il faut quitter le plan sublime de ce théâtre des corps sans corps, des êtres immenses dont les desseins lumineux sont empêchés par le noir héritage des lointaines querelles entre dieux, pour entrer chez Ghelderode, dans son carnaval où dansent les figures de Brueghel, de Bosch et de Goya ensemble, pour entrer dans son théâtre des personnages instinctifs, exclusivement corporels, pris au moment exact où se fêle la retenue qui les faisait paraître propres et civilisés.
« Et toutes ces binettes de diables travestis rappelaient étonnamment celles du monde. Et s'y exprimait la tablature des sentiments qui enjolivent la coutumière humanité, écrit Ghelderode dans un conte, Les Authentiques Tentations de saint Antoine : concupiscence, vénalité, convoitise, rancune, cruauté, prétention, morgue, aboulie, imbécillité, idoinité, stupeur, stupre, sarcasme, folie, hébétement, peur, fourberie... Et ce fut un véritable carnaval. »
Le théâtre des passions ignobles Michel de Ghelderode est le pseudonyme d'Adémar Adolphe Louis Martens, né le 3 avril 1898 à Ixelles. Belge flamand d'expression française, de santé toute sa vie problématique, fonctionnaire à la commune de Schaerbeeck jusqu'en 1945, mort un 1er avril, le 1er avril 1962, à la veille de son 64è anniversaire et, paraît-il, de figurer sur la liste des candidats au Nobel de littérature.
Un prix littéraire, Ghelderode l'obtint, dans sa jeunesse, qui lui fit rencontrer le grand critique Camille Poupeye, dédicataire de Magie rouge, à qui il doit son orientation vers le théâtre, où il commence à se faire connaître par sa collaboration avec la jeune compagnie d'avant-garde du Théâtre Populaire Flamand. Elle dure jusqu'au début des années 30, jusqu'à l'écriture de Magie rouge, première pièce qui prend son autonomie par rapport au répertoire de farce politique de la troupe en train de se dissoudre. Pendant cette époque de sa vie, la jeunesse, Ghelderode publiait dans des revues anarchistes.
Magie rouge a été créée en 1934, à Bruxelles1, publiée en 1935. C'est la variation Ghelderodienne, c'est-à-dire farce, méchante et complexe, sur le thème de l'avare. Hiéronymus croit pouvoir faire croître et se multiplier ses pièces d'or, par analogie sexuelle d'abord - l'analogie est l'un des fondements de la pensée magique - puis par un procédé mystérieux que sait un certain alchimiste qu'on lui amène et qui exige, Magie rouge, la contribution par le sang de son épouse restée vierge.
Il faut savoir, du théâtre de Ghelderode, qu'après l'expérience du Théâtre Populaire Flamand, il n'a plus guère été joué que par des maîtres de marionnettes, en particulier la succession des grands maîtres Toone, les VIème et VIIème du nom, qui se transmettront son répertoire, jusqu'au milieu des années 50, où de jeunes compagnies parisiennes vont découvrir ses pièces et s'en enticher au point de communiquer aux scènes une fièvre qu'on qualifia de « Ghelderodite « et qui tomba, brutalement et définitivement hélas, en 1954. Catherine Toth et André Reybaz étaient à l'origine du phénomène, avec leur compagnie, le Théâtre du Myrmidon, qui révéla en 1947, au public français, l'une des pièces les plus méchantes de Ghelderode, Hop Signor !, une pièce de 1936, créée en 42, référence à la coutume carnavalesque flamande, dont on trouve une représentation chez Goya, la Flandre de Ghelderode est toujours héritière de l'Espagne. La coutume est de lancer un mannequin au-dessus d'un drap tendu entre les mains d'une ronde qui crie Hop Signor ! et dédie à tel ou tel personnage, symboliquement réduit à l'impuissance, l'humiliation du lancer, de la chute. C'est l'histoire d'un sculpteur laid, impuissant, dédaigné, espérant tirer, de l'attirance des jeunes courtisans pour sa très belle épouse, quelque faveur du pouvoir, féminin, de la Régente qui le méprise. Les personnages finissent dans le sang, Marguerite, l'épouse, dans une folie nymphomane qui la fait se vautrer sur un agonisant, puis sur un moine, puis appeler dans son lit les nains servants de son mari, puis appeler n'importe quel homme entre ses jambes avant de supplier le bourreau de lui accorder la délivrance.
Au poète belge Marcel Wyseur, Ghlederode dit de sa pièce : « Je m'y permets des choses que nul dramaturge ne s'est jamais risqué de transporter au théâtre. « Et au peintre et graveur Jac Boonen : « Désormais, il faudra me lire attentivement car il ne s'agit plus de lyrisme, il s'agit de précision froide, de chirurgie, quoi ! »
Dans cette vague passionnée pour l'œuvre de Ghelderode à Paris, Jean Le Poulain met en scène Magie rouge au théâtre de l'œuvre en 1951. Il interprète le rôle de Hiéronymus qu'il reprendra, sous la direction de Daniel Georgeot, en 1973, pour l'ORTF, avec Anne Alvaro dans le rôle de son épouse Sybilla et Jean-Roger Caussimon dans le rôle du mendiant truchement des fatalités, pour une version soulagée de la partie la plus obscène de ses morceaux de bravoure que sont les trois grands monologues de Hiéronymus.
Insolite actualité de Ghelderode dans ces années 70. Elle précède le travail d'adaptation de La Balade du Grand Macabrepar György Ligeti en Opéra, Le Grand Macabre, composé entre 1975 et 1977, dont Roland Topor concevra une scénographie et des costumes superbement obscènes que les chanteurs refuseront de porter.
De Michel de Ghelderode, il faut savoir autre chose. C'est un conteur hors du commun, d'une poésie qui s'accommode au mieux du jour sombre des cabinets d'antiquaires, des chapelles oubliées, des jardins au secret des demeures, des nuits dont les tavernes allument de loin en loin le fanal chaud, et qui enveloppent de brumes équivoques les visiteurs de la dernière heure. Son recueil, Sortilèges, joyau du genre, est l'illustration de ce talent, appris aux légendes de tradition flamande, que Ghelderode exerça pour Radio Bruxelles, entre 1941 et 1943, dans une chronique régulière intitulée Choses et gens de chez nous. C'est cette chronique qui lui vaudra, en 1945, la révocation de son poste de fonctionnaire, pour avoir servi la propagande nazie. Révocation finalement commuée en suspension qui ne verra jamais son terme puisque Ghelderode obtiendra une pension pour raison de santé.
De la scène, Ghelderode dit à Jacques Laprade, pour un numéro du magazine Arts daté d'octobre 1957, qu'« elle est un lieu magique, non une tribune, non une chaire. Tout doit obéir à un cérémonial dont les lois résident au fond de nous, au besoin d'échapper au réel. « La scène de Ghelderode, faux moyen-âge, est antérieure à la Renaissance, à l'élévation de la civilisation vers le raffinement, l'ingéniosité cérébrale, la science, la pensée détachée du sensible qui ré-ordonnera l'intelligence du monde et opérera la séparation nette entre les esprits, les magies, les astres et les humeurs qu'ils colorent, les patiences alchimistes, les enfers dont les parois s'ouvrent quelques fois par an, libérant leurs cohortes de macabres, de démons prompts à mordre un bout des vivants toujours coupables de quelque faute et le monde irréversiblement équilibré de la physique.
La scène, chez Ghelderode, est un tableau. Le temps, dans son mouvement qui fait mûrir les êtres et les choses, qui leur fait accomplir cette croissance vers la crise que nous appelons dramaturgie, n'a aucune part. La scène de Ghelderode est une peinture qui ne bouge que chez le spectateur, par les émotions qu'elle soulève en lui et déploie. Ce sont les peintres seuls que Ghelderode, interrogé sur ses maîtres, convoque au rang d'initiateurs de son art scénique : James Ensor qui fut un ami, Bosch, Goya, pour la défectueuse humanité qu'ils font danser dans leur cosmogonie originelle où la nuit reste accrochée à la lumière, Brueghel pour l'édénique jardin où s'ébat, à l'état grossier, joyeux, sexuel et repu, l'humanité bonhomme que n'a pas encore touchée l'ambition d'être divinisable. Ghelderode tire la diagonale entre les kermesses de Brueghel et les caprices de Goya.
« La fatalité, dit Ghelderode à Jacques Laprade, est le ressort, le sujet de tout théâtre véritable, celui-ci met en lumière la petitesse de l'homme devant les forces obscures. Il découvre le visage secret de l'homme, l'identité la plus profonde de l'homme. »
« Cette nuit, je me trouve jeté hors du temps et des lois » (Magie rouge) Le théâtre de Ghelderode se joue en dessous de la psychologie : l'instinct triomphe, les forces brutes sous le masque social, les puissances de la vitalité archaïque, qui franchissent l'homme dans l'homme. Les corps y sont les sujets des appétits qui les chevauchent ; l'homme a renoncé à l'ambition d'être beau. Dans les replis de la bienséance, intellectuelle, sociale, morale, dans les cavités creuses de la raison, « cette merdeuse diplômée, « dit Ghelderode, logent les libidos qui agitent, comme des joujous, des personnages sans garde-fou.
Ce que révèle Ghelderode du théâtre, c'est qu'il fait jouer, dans la musique de la parole, des forces profondes, collectives, dont la vérité se passe de réalisme. L'écriture de Ghelderode révèle que le théâtre est une conjonction d'énergies, que c'est, à proprement parler, le souffle qui l'anime et le colore. On a dit que, faute d'avoir été joué, faute d'avoir pour de bon fréquenté les planches qu'aujourd'hui nous nommons le plateau, Ghelderode avait produit des pièces ratées, toujours trop longues dans l'une ou l'autre de leurs tirades, mal équilibrées, mal fichues. C'est faire preuve d'une vision étriquée du phénomène qui se produit, énigmatiquement, dans cet espace sacré qu'est une scène, où des corps viennent se prononcer devant une assistance. Ce qui m'intéresse par-dessus tout, chez Ghelderode, c'est qu'il a composé à l'intérieur de la parole. Il a composé, pour qu'ils se nourrissent, les souffles mêmes, rendus audibles dans la langue extraordinaire qu'il sculpte à la mesure de son pouvoir et qui est la conséquence mélodique des énergies, soulevant et portant les personnages vers une action dont ils ne sont que les objets. Les triviales puissances à l'œuvre sur leur être leur sortent de la bouche, dans un irrépressible flot de vérité sur leur compte, elles sortent de la chair qu'ils incarnent, pour se faire verbe, texte germé, grossissant.
Ni l'histoire, ni la narration ne font le théâtre ; mais ce qui se joue dans le texte : un Hiéronymus complet, plein de lui-même, dans sa bulle d'avarice où la sexualité tient à l'énumération cyclique et perpétuelle de ses biens. En le privant de la vie, l'avarice de Hiéronymus lui fait connaître le pouvoir de tout tenir. Hiéronymus est une cellule autonome, suffisante, un monde entier, jusqu'au moment où il envisage la démultiplication de ses pièces, c'est-à-dire le processus de division. En distinguant les pièces à effigie mâle des pièces à effigie femelle, Hiéronymus fait entrer la différence, la tension du mouvement et le principe de comparaison, c'est-à-dire la relativité, dans le monde clos, indivis et statique du coffre qui est sa vie. La division est à la fois vocabulaire de la vie, vocabulaire du diable, fourchu, qui introduit la séparation et le temps dans la permanence. Par ce subtil changment de vision, la réalité s'accomplit et la conscience de Hiéronymus lui échappe. Son épouse se révèle être femme, sexuée pour de bon, son enfant être la marotte de son âme, son rejeton de bois, son bien, insuffisant, sa vie trop brève, la condition humaine el soumet à ses lois. À partir de là, l'illusion commence. Celle du calcul insensé que justifient toutes les berlues mentales parce qu'il est obnubilé par un soleil mort qui renvoie à l'homme l'image biaisée qu'il conçoit de lui-même, idole à laquelle il a tout sacrifié, à commencer par son intelligence, et dont il substitue l'astre à celui qui fait la lumière sur les choses. Cette folie héritée d'Erasme est l'aliment de tout le théâtre de Ghelderode.
Dans cette Magie rouge, l'avarice est profonde, elle est déjà une maladie de l'éternité, elle porte son patient à se retirer de tout échange avec le monde. Le tas d'or et le rêve d'immortalité sont les deux états de la passion de l'homme pour lui-même, non dans ce qu'il est mais dans ce qu'il s'imagine pouvoir être : divin, tout au moins coupé de l'humanité qui le rend gras, pesant sur terre, dépendant de ses sens, servant de ses fonctions biologiques, particulièrement le manger et le sexe qui lui causent de minimes plaisirs et des tourments considérables. Hiéronymus, priant son or de se reproduire, s'est introduit dans le mouvement mortel de la vie et des conséquences de ses actes sur sa propre intégrité. Tenté par la promesse de pouvoir tout, il s'est introduit dans la mort en quittant la bulle de verre dont l'avarice entourait son jardin empli des richesses qui le comblaient en songe.
« Sphère, volume idéal, forme de mon songe » (Christophe Colomb) Christophe Colomb, seul personnage positif quoique désespéré. Le seul personnage, peut-être, où Ghelderode s'est projeté, lui-même rêveur de sa Breugellande, paradis des instincts, jardin idéal avant que la mort passe, monde irisé comme les bulles de savon que souffle Colomb avant son départ, et dans lesquelles il voit sans doute le globe terrestre comme il tourne, avec les petits êtres qui s'agitent dessus.
Le songe de Christophe Colomb, ou celui de Ghelderode écrivant sans avoir accès à la scène, prend la forme des bulles de savon ou de verre qu'on trouve, prouesses du peintre, dans les vanités de l'Anversois Pieter Claesz, elles font miroiter entre ciel et terre un monde prélevé du monde, isolé par une pellicule étanche, à peine décelable, fermée sur elle-même, sur un milieu identique à l'air ambiant mais séparé de lui, et suspendant, le temps éphémère de son petit voyage de bulle, la corruption qu'il porte.
Les contes des Sortilèges sont de cette laque qui superpose les espaces et les temps. Ils courbent la surface ordinaire des choses pour en montrer la face grimaçante, ils révèlent, des lieux anodins, le pouvoir de communiquer avec la tombe. La mort est une promesse. Entre le moment où elle est prononcée et le moment où elle se réalise, il y a le temps trouble où le passé rattrape le présent pour le gauchir à sa mode. Œil de la vérité fixé sur les motifs de l'homme, le rendez-vous avec la mort est le phare noir qui donne à l'œuvre de Ghelderode son cap exact vers la lucidité.
Quand Montezuma parle à Colomb encore tout au calcul de la dimension sphérique de son rêve, il dit : « C'est fait. « La conquête n'a pas commencé, tout est accompli, c'est-à-dire, selon la loi de l'humanité chrétienne, le pire.
« Montézuma - Vous venez nous civiliser, c'est dans l'ordre. Ce sera vite accompli, je veux dire que nous serons exterminés. Quelle importance ? c'est écrit dans nos vieilles pierres. Nous célébrons en vous les exécutants du Destin. Nous dansons notre mort parmi nos pyramides désuètes et nos soleils dédorés. »
L'inactualité magnifique de Ghelderode est de rappeler ce que tout dans notre culture s'emploie à escamoter de notre conscience : que le nautonnier du dessous a déjà une place à notre nom dans sa barque. La mort, personnage permanent, donne à l'œuvre de Ghelderode son souffle hors du commun.
L'écriture, danse de mort Le théâtre de Ghelderode est impitoyable, il n'est pas mélancolique. Il est plein, au contraire, d'une furieuse, d'une acide vitalité qui ne tient pas seulement à son sens grotesque, à son rire, truculent, mauvais goût, méchant, urticant pour l'esprit français ; qui tient à la force de son écriture. Encore faut-il avoir des oreilles pour l'entendre, dans sa matière musicale. Son écriture est une leçon, elle est une joie, elle s'en prend à tout : l'armée, la justice, la politique, l'église, la morale, tout ce que la bourgeoisie a établi d'institutions pour se maintenir, à quoi s'ajouterait aujourd'hui l'entreprise, la « grande entreprise «, phénomène du XXe siècle, notre première institution désormais puisqu'elle détermine l'école, l'État, la morale, qu'elle axe tout notre rapport au monde, que c'est là que siègent à présent les puissants.
Michel de Ghelderode a le talent de composer des phrases, de cadencer leur balancement, de leur donner une amplitude, un mouvement long, des périodes dont le gonflement puise son énergie dans les mots eux-mêmes, dans la jubilation carnavalesque du langage qui forme ses vocables à partir du jeu de sa bouche, de son gosier. Ghelderode a cette langue goulue, effarouchée par rien, dont la crudité porte la cruauté de son œuvre et qu'il se donne le mal de gouverner, rigoureusement, suivant l'élan de son mouvement propre. C'est un très grand artiste que les Français ignorent parce qu'ils préfèrent la psychologie à la farce et qu'ils n'ont pas d'oreille pour leur propre langue dont les richesses ne leur procurent aucun plaisir, dont la souplesse les ennuie.
C'est d'une langue montée de Rabelais que Ghelderode module son chant, dont la verve contrecarre le désespoir de ses thème, dont la morsure réveille le vif de l'homme. L'auteur présente devant la mort le français frais, fructueux et cocasse que l'ironie n'a pas divisé de lui-même, que le raffinement n'a pas bridé, le français forgé aux cascades, aux listes, aux déploiements dont le son seul fait rire aux éclats, dont les surgissements émerveillent. C'est servir le langage même, infiniment plus puissant que la portée de ses significations que l'intelligence borde. C'est là, et là seulement, que Ghelderode, comme tous les grands, place l'action de sa littérature. C'est dans le mystère du langage qu'il travaille, qu'il joue ensemble la mort et la vitalité enragée qui la contredit, voilà ce qu'est le véritable conflit et le dialogue profond du théâtre.
« Il est humain qu'on vous méconnaisse » (Christophe Colomb) Ghelderode nous enseigne un théâtre à la fois farce et chanté, à la fois visuel et auditif. Il est, pour les admirateurs de son œuvre, la source aux sept sources, le griffon souterrain qui alimente, de sa bouche invisible, les courants divergents, vigoureux, radicalement singuliers, c'est-à-dire radicalement libres, qui mènent à un Kantor comme à un Novarina.
Le théâtre est un genre lyrique, pour Ghelderode, pour ses disciples dont je suis, en dépit des goûts de son époque et de la nôtre qui n'aime pas l'abondance, qui préfère, au texte riche, le texte sec.
À son retour d'expédition, Christophe Colomb est récompensé d'une médaille et jeté en prison.
« Colomb - N'en soyez pas peiné, Sire. J'étais précisément à la recherche d'un ermitage. La Providence veut que votre Majesté me l'offre. (Il entre dans la prison.) Mais... la raison ?
Le Roi - En voici une qui est profonde. Il est humain qu'on vous méconnaisse et vous accable afin de vous mieux pouvoir magnifier après. Les peuples diront alors qu'il y a une justice tout de même.
[...]
Le Roi (rabattant la grille sur Colomb) - Qu'allez-vous faire désormais ?
Colomb - Voyager. »
(1) dans une mise en scène et une interprétation de Marcel de Beer.
Cet hommage à mon maître, doit tout à l'ouvrage de Roland BEYEN, Ghelderode, Seghers « théâtre », 1974.
L'actualité de Michel de Ghelderode se trouve sur le site www.ghelderode.be, qui attribue tous les trois ans un prix doté à une entreprise défendant l'œuvre de Ghelderode.
Pour citer cet article :
Ghelderode, la face damnée de la raison, Nicole Caligaris, Intervention dans le cadre de l'exposition l'Europe des Esprits, Musée des beaux arts de Strasbourg, Les mardis de l'INA, 6 décembre 2011. http://pointn.free.fr/doc/musee-noir/musee-noir-ghelderode2.html |