La Caisse, Aris Alexandrou
La Caisse, 1974, traduit par Colette Lust, Gallimard, 1978, puis Le Passeur, 2003, est l’unique roman, commencé en 1966, en Grèce, à la veille de la dictature des colonels (1967-1974) et achevé à Paris, en 1972, du poète Aris Alexandrou (Petrograd 1922-Paris 1978), traducteur de Tchekhov, Dostoïevski, Mandelstam, Akhmatova, London, Wilde, Voltaire, Aragon, Maupassant, Pétrone, qui a passé, sa vie en réclusion (1944-1945 et 1948-1958), puis en exil (1967).
Récit d’une mission commando qui consiste à transporter le vide, à l’intérieur d’une caisse, d’une ville, ou plutôt d’une initiale portée sur une carte schématique, à une autre, La Caisse est la déposition d’un détenu à son juge, en dix-huit livraisons, datées du vendredi 27 septembre 1949 au mercredi 15 novembre 1949, rédigées sur des feuillets fournis en nombre aléatoire par l’administration de la prison.
Le succès même de cette mission semble représenter une faute grave aux yeux du commandement général qui l’a ordonnée puisque son seul survivant, non pas un héros, comme il pouvait s’y attendre, mais un suspect, se trouve détenu préventivement, sous un chef d’inculpation opaque, par un “camarade juge d’instruction” auquel il adresse son récit.
Expression du sort d’Alexandrou lui-même, dans les circonstances historiques de terreur et de confusion qui ont fait de lui un détenu et un exilé, que ce byzantinisme ogresque, cocasse et terrible d’un pouvoir abscons qui ordonne et désordonne cette mission dont les protagonistes sont étrangers à leur sort et ne peuvent exercer qu’un pouvoir limité à des décisions ridicules aux conséquences mortelles, à l’intérieur de règles dont on perçoit que la logique est tout mais dont la connaissance est réduite à des suppositions fragiles et dont le sens échappe à toute tentative de le saisir.
Le sens de La Caisse ne se trouve pas dans un contenu qui est une illusion ou un leurre mais dans le contenant lui-même, patiemment construit par l’homme et patiemment porté, à l’intérieur de son existence, et quelquefois malgré lui, par sa vie ; et il n’est peut-être pas insensé de voir un parallèle avec l’écriture littéraire, dans cette mission dont “le succès passe nécessairement par [l’]échec” de ses agents, dont la contrainte persiste au-delà du terme, dont l’origine est obscure, l’itinéraire brouillé avec la ligne droite, et indéfiniment retardés l’achèvement et la liberté des hommes qui en suivent fidèlement les étapes dans l’espoir de se sauver puis sans espoir du tout, sacrifiés volontaires, bataillon de soldats qui ignorent pourquoi ils ont été choisis, pourquoi ils tombent, et de leur propre main, pour ne recevoir en manière d’épitaphe que le rapport identique à tous “Untel, cyanure”, dont la répétition fait bien sentir leur ridicule et leur néant.
Le vide à l’intérieur de la caisse crée le vide ambiant, dont l’expression est le mensonge, la géographie abusive d’un paysage dont la vérité est cellulaire, la parole entravée par les limites arbitraires des feuillets octroyés sans considération de l’ampleur de ce qu’il y aurait à écrire, enfermée, plus sûrement qu’entre ces limites, dans les lacets d’une dialectique fossilisée. Ouvert sur la désillusion, le roman aboutit à la nullité du texte, inapte à défendre celui qui l’écrit, dans un rapport où la vérité n’a plus aucun sens : “eh bien oui, vous avez raison, rien n’est impossible et vos cinq hypothèses tiennent parfaitement debout, il est donc inutile que je continue, je vais vous retourner les feuilles blanches”.
De quelle nature est ce vide transporté par les hommes, jouets et instruments des décisions contradictoires ? La caisse est vide de ce qui fondait la camaraderie : l’espoir dans une juste victoire s’est dispersé, laissant perverties les relations toujours truquées entre un homme qui n’est pas fiable et un homme qui cherche à tirer son épingle du jeu.
La Caisse a cette grandeur de montrer que l’homme contribue à la mort de son humanité, à sa défaite, au bénéfice d’un management, d’un “commandement général” d’une organisation dont les fins, décidées par personne, sont incompatibles avec la clarté.