Jean-Pierre Martinet
Jérôme


Dans sa notice nécrologique, Martinet écrit de lui-même : "Ces mots du poète russe Alexandre Blok pourraient résumer le climat de ses livres : 'Monde atroce, torturant, trop étroit pour mon cœur, baraque de foire, lieu de honte.' […] La musique est de toute manière constamment présente ici, qu'il s'agisse des opéras d'Alban Berg ou du désespoir infini de Thelonious Monk ou Charlie Parker".

     Ce qu’aiment, en littérature, les lecteurs de Jérôme, c’est le choc. Alfred Eibel, l’un de ses éditeurs, a cette expression dans sa postface de L’Ombre des forêts :
“si un roman vous laisse indemne, c’est qu’il ne s’imposait pas vraiment à vous, n’est-ce pas ? Un roman digne de ce nom devrait créer une sorte de choc nerveux sinon, à quoi bon la littérature […]”

Jean-Pierre Martinet,

     passionné de cinéma, marchand de journaux, auteur de grands romans dont la critique se tape, que les lecteurs ignorent, meurt en 1993 à 49 ans, sans doute des effets conjugués de l’alcool et de la dépression.

     Édité, soutenu, désespérément défendu, de son vivant, par Raphaël Sorin, Alfred Eibel, Gérard Guégan.

La Somnolence, Jean-Jacques Pauvert, 1975.
Un Apostolat d’A. T’Serstevens, misère de l’Utopie, Alfred Eibel, 1975.
Jérôme, Le Sagittaire
, 1978 — réédition Finitude, 2008
http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/JEROME.html
Ceux qui n’en mènent pas large, Le dilettante, 1986 — rééd. 2008
L’Ombre des Forêts, La Table Ronde, 1986. — rééd. en Petite Vermillon, 2008
La Grande Vie, L’arbre vengeur, 2006.
http:/www.arbre-vengeur.fr - La grande vie
Nuits bleues, calmes bières, Finitude, 2006.

Jérôme

     est une épopée, celle d’un Ulysse aux enfers, dont le chant célèbre les noces du sordide et de la beauté.

      Jérôme est à peu près une boucle, de la rue des Papillons-Blancs à la rue des Papillons-Blancs où se trouve son appartement, foireuse odyssée de Jérôme Bauche, garçon obèse de 42 ans, 150 kg, au pubis glabre, fœtus lâché au monde par la mort deux secondes avant d’être ravalé, qui erre dans un Paris pétersbourgeois, moins à la recherche de sa Béatrice, la lycéenne des beaux quartiers Paulina Semilionova, que pour noyer dans l’alcool et le sexe misérable sa culpabilité d’assassin de sa mère alcoolique et d’un certain monsieur Cloret, figure paternelle très pâlie par le deuil de son fils Ferdinand occis tout petit par une arête de merlan ou autre poisson des assiettes, venu, ce monsieur Cloret, d’accord avec Mamame, la mère, le pousser à prendre un boulot pour demeurés dans une fabrique de fleurs en papier crépon.

     Pour avoir voulu esquiver ou pour n’avoir pas su saisir les fleurs en crépon, Jérôme terminera son épopée par l’évocation des cataires, ces fleurs de cimetière qui n’attirent que les chats dont elles excitent les déjections. Et au bout du compte, au bout du livre, au bout de ce chant qui ne cesse de chercher une clarté, une couleur, qui ne cesse d’échouer dans la pâte bourbeuse des lieux dégoûtants de la ville, au bout du voyage, ces fleurs de cimetière, le lecteur en aura lui aussi éprouvé la beauté, la fine, la faiblement lumineuse beauté montée de cette couleur qui est celle des sons du duende, dit Garcia Lorca : le noir, battement de la poésie.

Extraits

     “À l’heure des lampes bleues qu’on allume sur les collines, ce que j’aurais voulu, moi, c’est poser mes lèvres sous les aisselles de Paulina Semilionova pour y respirer la sueur de la nuit, la sueur douce et salée, et descendre vers les seins minuscules puis vers le ventre et ses odeurs marines, la toison enchantée, les lèvres si fragiles qu’on écarte avec d’infinies précautions pour ne pas les déchirer avant de pénétrer avec sa langue dans les ténèbres rougeoyantes, brûlantes. Il n’y avait pas que le con de Polly qui me rendait fou de désir, son anus aussi était un lieu de rêveries intenses : dès que j’y pensais, ma queue se raidissait aussitôt, comme aimantée. Il fallait alors que je me branle immédiatement, sinon j’avais l’impression de devenir complètement fou. Son anus étroit, frais, son petit cul intolérant, insolent, les garçons de son âge ne devaient guère en rêver, trop fiers sans doute de coïter comme des grands, déjà, comme les sales petits adultes qu’ils n’allaient pas tarder à devenir. L’anus nacré, l’anus étoilé, l’anus solaire : la région qu’ils n’avaient pas encore explorée, les petits crétins, moi je la parcourais souvent, voyageur de nuit, ver solitaire, obscur ténia fou d’amour. N’en déplaise aux raffinés, la merde de Polly était sacrée.”

     “il s’agissait du seul arbre normal LE platane : on l’entourait de soins religieux, dans le quartier. Il était le seul à avoir poussé sans se recourber vers le séjour des morts. C’était l’arbre de vie : gluant de poussière et d’urine, dressé fièrement vers le ciel.”

     “Elle s’appelle la rue Fulimina-Christy. Là, vous trouverez au bout de deux cents mètres à peine le café des glycines. Vous leur direz que vous venez de la part de Trina, ils comprendront. Je l’ai remerciée machinalement. Si j’avais été un peu plus sûr de mon charme, je lui aurais bien donné quelques coups de poings dans les côtes. Excusez-moi de ne pas vous accompagner, Monsieur, mais j’ai du travail. Si je puis me permettre de vous donner un conseil, couvrez-vous bien car il ne va pas tarder à neiger. Elle m’a fait un petit signe de la main et a disparu en courant comme un cabri parmi les ronces et le chiendent. Elle avait relevé sa jupe pour y mettre les pissenlits et ses jambes blanches, fines et nerveuses baignaient le terrain vague d’une clarté opalescente. Quand je l’ai perdue de vue je me suis mis à sourire. Cette Trina avait exactement les mêmes yeux que Polly, la même démarche, la même fragilité. Décidément je touchais au but, enfin : je rencontrais maintenant des intercesseurs bienveillants qui portaient sur le visage un reflet de la beauté de Paulina Semilionova. Que Trina m’eût annoncé la neige ne me chagrinait pas, loin de là : mes retrouvailles avec Polly s’accorderaient parfaitement avec l’atmosphère pétersbourgeoise des nuits blanches interminables. Je me suis surpris à esquisser quelques pas de danse sur l’avenue déserte, alors qu’un rayon de soleil venait de percer le ciel gris et bas. Le rideau s’ouvrait, enfin. La pièce allait commencer, après une longue attente, puisque Trina venait de frapper les trois coups. Gennevilliers n’était plus qu’une magnifique toile peinte : les usines étaient des palais, les terrains vagues des jardins suspendus, les cabanes en planches des cathédrales, et les passants des dieux. Les boîtes de conserve rouillées débordaient de pierreries.”

     “Tu as vu les journaux, ce matin, Jérôme ? Moi : non, madame Parnot. […] Eh bien figure-toi qu’ils ont gracié ce salopard qui avait étranglé un gosse, tu te rends compte ? Moi : … Elle : les circonstances atténuantes, qu’ils lui ont trouvées, à cette ordure. Ah, elle est belle, la justice. Ils auraient dû me le confier, l’assassin, tiens, tu aurais vu, je l’aurais pendu par les pieds et je l’aurais saigné comme un cochon. Madame Parnot était rouge de colère. Ses petits yeux noirs luisaient dans la pénombre du magasin. Tant de haine me remplissait de terreur. Elle avait saisi son couteau, sur l’étal, et me fixait comme si j’avais été le kidnappeur d’enfant en chair et en os, miraculeusement échappé de sa cellule. Oui mais attention, Jérôme, je ne l’aurais pas fait mourir tout de suite, j’y serais allée doucement, tout doucement, pour que sa souffrance soit plus atroce. Car enfin, il faut bien payer un jour, non ? En tout cas, j’espère que quelqu’un aura le courage de flanquer trois balles dans la peau à ces fumiers de jurés qui ont trouvé des circonstances atténuantes à un monstre pareil. Bientôt, on n’osera plus sortir dans la rue, tu verras, Jérôme. Les honnêtes gens ne sont plus en sécurité. Tiens, je vais te couper une belle tranche de pâté pour ta maman, tu la lui offriras de ma part en lui souhaitant un prompt rétablissement.”

     Jérôme est un King Kong glabre amoureux d’une beauté inaccessible. Mais contrairement au grand gorille qui finit par connaître la métamorphose du désir en amour, Jérôme doit exercer sa vénéneuse puissance en rendant sordide sa fuyante Eurydice.

     Une sorte d’archange inspire son existence, une âme privée de faux semblant, la bien nommée Solange, esprit du dessous de la terre, esprit de l’intransigeant néant dont Martinet retient qu’il restera l’épitaphe choisie par Ozu pour sa tombe.

     Jérôme est le roman d’une éprouvante conversation avec un soi qui n’est pas lui-même ou qui l’est trop voracement, un monologue intérieur dont le délire métabolise les dialogues qui le croisent. L’humour y est niché à l’intérieur du langage où le trivial est constamment actif, dont le lyrique est l’horizon. En évoquant les peintures de Jérôme Bosch, le nom de Jérôme Bauche évoque moins les monstres de cauchemar que les farces du langage, c’est peut-être bien ce que signale malicieusement le dessin de couverture du beau volume Finitude, tiré des Songes drôlatiques de Pantagruel (1565), de François Desprez. Comme le sommeil de la raison, le langage engendre des monstres. Chez Martinet, le langage est le sommeil de la raison.

     C’est pourquoi le téléphone est l’instrument adversaire, symptôme de l’irréversibilité de la chute, c’est-à-dire de l’irréversibilité de la séparation. L’appel téléphonique dans le vide est une forme assez chère à Martinet pour qu’il en fasse par la suite une grande scène (peut-être inspirée de Cocteau, Une Voix humaine, définitivement donnée par Anna Magnani pour Rossellini dans L’Amore) une grande scène de son histoire de comédien déchu, Ceux qui n’en mènent pas large.

     Le voyage de Jérôme trace une autre boucle : parti avec l’espoir de téléphoner à Paulina, sa désirable étoile dont il pense avoir trouvé le numéro inscrit sur le panneau d’une cabine, Jérôme se contente de téléphoner à Paulina, une pute comme une autre, car la beauté est une pute, et finit par se téléphoner à lui-même en appelant le numéro de son domicile où pourrissent deux corps qui ne décrocheront pas.

     Jérôme a accompli le désir de cette société qui n’est pas la sienne : il s’est débarrassé de lui-même. Peut-être que la première et la dernière boucle de son voyage est la courbe de sa bite que, d’abord, sa mère dit petite, qui gonfle sauvagement à l’évocation du seul nom de Paulina, lycéenne salope dont la fente est ouverte à tous sauf à lui, pour devenir une bite inerte, même à l’évocation de la fille idéale, quand, la main dans la poche, c’est un rouleau de billets qu’il finira par confondre avec la manifestation de sa puissance.

     Je me demande si Jean-Pierre Martinet ne serait pas le malheureux héritier d’une littérature dont Roger Rabiniaux a donné, en 1959, le roman le plus emblématique, Impossible d’être abject : littérature déconsidérée, ignorée, peut-être pour trop exprimer le dégoût d’une France qui, en écrivant son histoire, en a lestement escamoté les saletés.

     Par exemple, Jérôme est tellement odieux à sa mère qu’elle ne peut que lui supposer un père juif. Rejeton du Juif Süss, c’est ce que doit être ce fils répugnant pour cette femme.

     Par exemple l’épicière Madame Parnot, avec sa montée de folle haine, signifie peut-être bien la permanence de la mesquinerie “beurre-œufs-fromage” d’une France qui n’a pas su se conduire mais qui a su se faire oublier et, fin des années soixante-dix, sous les giscardiennes simagrées avec un piano à bretelles, qui n’a pas l’air d’avoir tellement changé.

Les Influences

     Dostoïevski, Gombrowicz, Joyce, Thomas Hardy, Céline, sont cités comme les ascendants magnifiques du travail de Jean-Pierre Martinet.

     Je voudrais me concentrer ici sur des patrons et sur des pairs un peu moins couronnés de lauriers.

Henri Calet

     Il faudrait mentionner toute la bibliographie de cet auteur à la sensibilité d’une Billie Holiday. La phrase finale de Peau d’ours est citée par Martinet dans L’ombre des forêts : “Ne me secouez pas, je suis plein de larmes”.

Georges Bernanos

     Une des phrases clés de Jérôme ouvre la Nouvelle Histoire de Mouchette :

     “Espérez ! Plus d’espoir… (Trois jours, leur dit Colomb et je vous donne un monde…)”

     Mouchette, dont l’institutrice dit qu’elle est une barbare, pourrait avoir été une figure antérieure de l’énigmatique Solange et de son double antagonique, la petite Trina, une apparition, dans l’unique moment de fraîcheur du voyage, qui annonce à Jérôme l’imminence de la neige, cette pureté sous bulle remplie d’eau. La neige est toujours à venir.

     “Espérez  ! Plus d’espoir…”

     La citation donne un autre niveau de la boucle : Jérôme s’ouvre, par la bouche du père endeuillé ridicule, monsieur Cloret, sur cette “compassion, si grande compassion”, qu’il reprend à la fin du voyage : “compassion, si grande compassion” pour les morts, “vous n’oubliez pas les morts, il en sera tenu compte”. Et cette courbe vient se nouer à la citation de Bernanos que répète deux ou trois fois Doussandre, l’ancien professeur de Jérôme, maître lui-même déchu, compagnon alcoolique et champion de billard électrique :

     “Espérez. Plus d’espérance.”

     La formule est celle de l’adaptation de Robert Bresson.

À Gustave Roud,

     traducteur de Hölderlin, de Trakl, de Novalis, poète vagabond et suisse, plus que sédentaire, isolé, oublié du monde,

     à Gustave Roud,
Essai pour un paradis, Petit traité de la marche en plaine, L’Âge d’homme
Air de solitude, Poésie/Gallimard
poètes d’aujourd’hui, Seghers, par Philippe Jacottet

     à Gustave Roud,
L’ombre des forêts doit sa couleur sombre, brillante et onirique, son mauvais ménage avec la pleine lumière, son attraction magnétique pour une clarté moins lourde, mêlée de gris, son univers mixte entre la ville et le songe, son goût de la lisière. À la musique de Roud, l’écriture de Martinet a dû attraper sa cadence, à son esprit précis, à ses fréquentations spirituelles, son comique sec dans la pâte lyrique.

Yves Martin, deux fois compagnon.

     Une première fois cinéphiliquement :
Yves Martin avait son siège au premier rang de la salle de la cinémathèque de Chaillot et goûtait autant les pornos que les films expressionnistes allemands comme M le maudit de Fritz Lang auquel on ne peut s’empêcher de penser en lisant Jérôme.

     Une deuxième fois poétiquement :
Yves Martin est l’auteur du Retour contre soi (Le dilettante), de L’Enfant démesuré (Le tout sur le tout, 1983) dont la nouvelle de même titre porte la date de la sortie de Jérôme, et dont la première histoire, La Délicieuse absence des femmes (1982), commence par ces phrases qui feraient de Jérôme un portrait reconnaissable ou bien reconnaissant :
“Célibataire. Vous le décrire, ce serait une fois de plus bourlinguer mes un mètre quatre-vingt-cinq, cent-vingt kilos. Quant aux acrobaties de la solitude et de la bière, vous connaissez ! Il vivait dans un désordre qu’il n’essayait même plus de canaliser […] chaque film lui semblait le dernier. Il allait recevoir une balle dans le dos […]”

Andréi Biély,

     non seulement pour le formidable Pétersbourg, mais aussi pour le méconnu Kotik Letaiev ou le palimpseste de l’enfance (1916), un roman passionnant, archéo-Ferdydurke, qui place le récit au niveau de l’expérience du monde du bébé, jusqu’à l’adolescence, en cherchant la juste expression littéraire de cette expérience qui est une forme de voyage symbolique.

Jérôme, terrible bébé terrifié de 42 ans, mène sa sombre enquête sur ce qu’est le monde sous les jupes des conventions, à niveau de bouche, à niveau d’anus, à niveau de sexe, à un niveau où la parole n’est pas plus que le pet : un bruit qui sent.

     Quant à Pétersbourg, le roman de Martinet est étrangement poreux au roman de Biély qui attribue à la ville de Pétersbourg la particularité de transformer les hommes en ombres, poreux au point que Jérôme s’imagine ou se révèle être l’assassin de son père, comme s’il finissait par se prendre pour le personnage de Biély qui porte la bombe destinée au sien.

     Et le Paris pétersbourgeois de Martinet est cette ville construite sur la fange, qui s’en nourrit, comme littérairement la beauté de Paulina Semilionova se nourrit du désastre de Jérôme, têtard tout en queue dans ses fonds infects, une ville méandre, une ville masque dont la vérité de prairie n’est jamais concevable, dont quelques arbres gluants de pisse persistent à faire leur métier d’arbre, comme Martinet persiste à écrire, un temps, et comme, sous son porche, seul, l’accordéoniste aveugle, sourd et muet persiste à jouer.
Parce que.
“Je vous emmerde, monsieur.”

Thelonious Monk,

     devenu quasi-silencieux à la fin de sa vie, est l’oreille interne de Jean-Pierre Martinet, et l’autre manifestation de la beauté du noir : l’en-dessous de la musique.

     Presque morts attardés chez les semi-vivants, les personnages de Martinet dérivent dans une vie pénétrée par l’ombre, comme la musique de Monk est pénétrée par le silence. Ses mains ont l’air d’être posées sur le clavier, en réalité elles sont tournées vers le silence dont elles touchent, de la pulpe des doigts, par grâce, les instants musicaux, dans le souci de ne pas les gâter. La musique de Monk est le berceau de son silence, la beauté, chez Martinet, le bercement de sa disparition.