Titus d’Enfer, héros de l’intranquillité

Voici les notes d’une causeriepour le cycle des héros animé par François Angelier : Théâtre d’Evreux, le 5 février 2006

[ Vue 1 Jaquette de l’édition originale anglaise de Titus Groan, Eyre & Spottiswoode, dessin de Mervyn Peake ]

Introduction : le cycle de l’inquiétude.

     Mervyn Peake, auteur, illustrateur anglais (1911-1968)
Titus d’Enfer,1946 (Titus Groan), Gormenghast,1950, Titus errant, 1959 (Titus alone). Ceci est une proposition de voyage dans un monde non pas qui n’existe pas, qui existe fort, au contraire, mais dans l’imaginaire.

[ Vue 2 Jaquette de l’édition originale anglaise de Gormenghast, Eyre & Spottiswoode, dessin de Mervyn Peake ]

Une brève présentation :

     Dans la citadelle de Gormenghast, monde de tours et de terrasses de pierre, règne depuis des générations la famille des comtes d’Enfer, suivant tout un système de rites calendaires. Le récit commence avec la naissance de Titus, 77ème comte du nom, héritier du royaume, pendant qu’un garçon échappé des cuisines commence sa destructrice ascension des étages du pouvoir. Les anglais appellent l’ensemble les livres de Titus alors que les français disent plutôt la trilogie de Gormenghast. Souvent classée en fantasy, cette trilogie est une tétralogie inachevée, qui n’a rien à voir avec le merveilleux, c’est-à-dire l’intervention de forces magiques, et, avec ce genre de la fantasy une seule chose : l’absence de coordonnées géographiques et historiques empêche de situer le domaine de Gormenghast, par conséquent l’exclut du réel, puisque nous savons, depuis la célèbre première phrase de la préface de Max Jacob à son recueil Le Cornet à dés que “Tout ce qui existe est situé.”

     Le château de Gormenghast n’étant pas situé, son monde seigneurial de règles et de rituels semblant appartenir à un temps aussi révolu qu’indéfini, sorte d’il était une fois le font classer dans cette modernité du conte de fées qu’est la fantasy.
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Dans la structure traditionnelle du conte de fées (Vladimir Prop) le parcours du héros se déroule selon un certain nombre d’étapes régulières :

— Première phase, un état d’équilibre immobile.
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— Une rupture entraîne un bouleversement de cet état, provoque le déplacement du héros et engage sa quête initiatique.
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— À la suite d’épreuves dont il doit triompher, avec le secours de forces magiques, le héros en puissance se métamorphose en héros confirmé et le récit aboutit à

— une harmonie surpassant l’équilibre premier.
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Pour ce qui concerne Titus d’Enfer, le rythme du parcours traditionnel du conte de fées est gauchi :
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- l’état stationnaire de départ se prolonge : premier tome, l’enfance de Titus : Gormenghast est un monde immuable ;
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- le cataclysme tarde à s’accomplir : deuxième tome, l’adolescence de Titus : le naufrage de Gormenghast ;
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- le déplacement du héros n’est pas une quête mais une errance  : troisième tome, Titus jeune homme : Gormenghast est un délire. Un exil sans repères et sans secours conduit le héros Titus, non pas à la confirmation, ni au rétablissement de l’harmonie mais au doute, c’est-à-dire à l’intranquillité, pour reprendre un terme traduit de Pessoa. L’intranquillité : forme diffuse de l’inquiétude, dépourvue de centre : une tension fait sortir du repos. Et le cycle nécessiterait le quatrième tome que la vie de Mervyn Peake ne lui a pas accordé d’écrire : celui de l’âge adulte et du retour de Titus dans un domaine de Gormenghast pacifié et cet inachèvement participe de l’intranquillité de l’œuvre elle-même.
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C’est aux différents états de ce héros intranquille que je voudrais m’attacher :
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1. L’enfant est héritier : l’enfant Titus, premier tome, est l’héritier d’un monde de pierre
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2. L’adolescent est une énigme, aux autres comme à lui-même : l’adolescent Titus, second tome, est un étranger en son domaine
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3. Le jeune homme est une ambition : Titus jeune homme, troisième tome, est le traître de Gormenghast.

[ Vue 3 la citadelle, dessin de Victor Hugo ]

I. Titus, héritier d'un monde fossile.

     Gormenghast est une architecture multiséculaire de tours, de terrasses en cascades, de corridors, d’escaliers, de passages, de niveaux tronqués, de vastes salles oubliées, de voûtes, de parties désaffectées, d’extensions, d’ailes biscornues, de constructions accumulées, superposées et oubliées. Dans cette confusion immobile, quelques bâtiments sont identifiés, bien que le lecteur pourtant attentif ait le plus grand mal à dessiner dans son ensemble la citadelle : la bibliothèque, refuge de Lord Tombal, seigneur de Gormenghast, la passerelle désaffecté entre deux corps de bâtiment et qui est appelée “isthme” ce qui n’est pas sans importance ; et, pôle magnétique de la noire angoisse du domaine, à la lisière des conifères de la montagne, la plus haute tour, la plus ancienne et la plus noire, surplombant, comme un monolithe archaïque la citadelle tout entière, habitée par les grands hiboux : la Tour des silex.
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À cette fermeture de l’espace, correspond la détermination du temps : d’interminables rituels se succèdent pour chaque jour, chaque événement du règne où le pouvoir coutumier ne s’exerce qu’en cérémonieuses représentations. Rien, en ce qui concerne les affaires de Gormenghast, ne peut être irrégulier, c’est-à-dire imprévu. La première annonce de la naissance de l’héritier Titus se termine sur cet étrange cri de joie : “PAS DE CHANGEMENT !” Titus est l’héritier d’un royaume caractérisé par l’immuabilité. En hommage au talent de Mervyn Peake, talent littéraire et talent graphique concentré sur les personnages, je présenterai l’univers de Gormenghast par ses personnages clés.
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Tout au moins quelques-uns d’entre eux. Car ils sont nombreux et savoureux tout autant les uns que les autres. Titus, comme Lord Tombal, comme Lady Gertrude, appartiennent à Gormenghast autant qu’ils en sont les suzerains.
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Le premier tome, Titus d’Enfer, commence par un examen du ciel, qui est un ciel peint à fresque et passablement décrépit, sur le plafond de la salle à manger de pierre où le seigneur prend, depuis toujours et toujours à la même heure son petit déjeuner. Et voici ce qui est écrit des liens entre le seigneur et le domaine. “Comment aurait-il pu aimer ce lieu ? Il en faisait partie. Il lui était impossible d’imaginer un autre univers et l’idée d’aimer Gormenghast l’eût scandalisé. Lui demander quel genre de lien l’unissait à sa demeure héréditaire eût été aussi absurde que de demander à un homme s’il se sent lié là sa propre main ou à sa propre tête.”

[ Vue 4 l’homme hibou, dessin de Lebrun à défaut du portrait de Lord Tombal par Mervyn Peake, illsutration perdue, comme la plupart des illustrations de la trilogie de Titus, dont il ne reste que les quelques portraits qui seront montrés ici. ]

Lord Tombal : seigneur mélancolique.

     Sa tristesse est l’ombre froide de la citadelle. Lord Tombal a pour ossature le rituel, pour chair les vélins blêmes des livres chéris de sa bibliothèque ancestrale. C’est ce que le premier coup de l’attaque barbare sur le domaine va détruire. L’incendie de sa bibliothèque et la perte irrémédiable des livres font basculer la neurasthénie de Lord Tombal en crise aiguë de maniaco-dépression délirante qui le métamorphose en hibou, au cours de l’une des scènes les plus émouvantes du roman, où l’on voit le comte d’Enfer, Lord Tombal, sienguer de Gormenghast, perché sur sa cheminée, les pupilles parfaitement circulaires, convoquer son majordome Craclosse pour qu’il lui apporte des brindilles et son cuisinier Lenflure pour qu’il lui livre des souris.
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Et c’est une stance de Lord Tombal aux hiboux qui livre une clé secrète du malheur de Gormenghast : un amour désespéré se trouve caché au cœur du roman de Titus : celui du comte pour son inaccessible épouse.

[ Vue 5 Lady Gertrude : dessin de Mervyn Peake ]

     Lady Gertrude, en symbiose avec la citadelle, incarnation de l’inébranlable Gormenghast, ancrée solidement, profondément dans sa terre, dans sa montagne hérissée conifères, capitaine de Gormenghast en crise, Lady Gertrude seule est capable de gouverner, aussi naturellement qu’elle respire et marche. Et pourtant Lady Gertrude, sensuelle, entourée du moutonnement d’écume de ses chats blancs, picorée par les oiseaux qui font leur nid dans sa chevelure, viennent becqueter ses lèvres et qu’elle monte siffler sur les terrasses de pierre de Gormenhast.
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Cette demeure minérale, stable au point d’être inébranlable depuis des siècles et pour des siècles, a deux faiblesses pourtant, qui seront sa fatalité.

[ Vue 6 Fuchsia : dessin de Mervyn Peake ]

     Au cœur de la citadelle, Fuchsia l’incandescente, fille aînée du couple d’Enfer, semble liée à Gormenghast par des liens plus fins, trop fins, prompts à lâcher pour la laisser s’envoler, en tant qu’épouse peut-être, car c’est le destin des femmes et probablement la raison du statut particulier de Fuchsia qui n’héritera pas, elle, du pouvoir. La laisser s’envoler. Ou bien la laisser choir. Car Fuchsia, la sœur de Titus, réalisera la chute et la noyade de Gormenghast.

[ Vue 7 Cora et Clarice d’Enfer : dessins de Mervyn Peake ]

     Tandis qu’à la périphérie, talon d’Achille de la citadelle, les vieilles sœurs jumelles stupides et cupides, Cora et Clarice d’Enfer, enracinées dans les branches mortes de leur bêtise inextricablement intriquée à leur envie, accompliront, elles, le destin continu de Gormenghast et son dévoiement naturel : la momification.Lecture : la chambre des racines (Titus d’Enfer, p. 255).
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Gormenghast : le monde des morts. Le premier tome, Titus d’Enfer, démarre par un examen du ciel ; le second, Gormenghast, par l’appel des défunts, avec cette phrase d’une beauté supérieure : “Il est des jours où les vivants n’ont pas de substance et où les morts sont plein d’énergie,” qui est aussi l’annonce “des temps de misère”, comme on traduit habituellement la formule de Hölderlin qui conçoit la barbarie comme limite de la poésie. “À quoi bon des poètes par temps de misère ?”

[ Vue 8 Les douvres jumelles, dessin de Victor Hugo ]

II. Titus, étranger en sa demeure.

[ Vue 9 Finelame : dessin de Mervyn Peake ]

     Finelame : l’Adversaire au sens où l’on nomme ainsi le mal.

Finelame émane de Gormenghast autant que Titus en émane.

     Garçon de cuisine, sous la coupe de l’obèse tyran Lenflure, Finelame réussit à gravir les étages pourtant socialement étanches de Gormenghast jusqu’aux terrasses inexplorées du domaine d’où il atteint, par les toits, le cœur de la citadelle : la jeune fille romantique, Lady Fuchsia d’Enfer, dont la chambre est sous les combles.

     Finelame : sa souplesse et son adresse d’acrobate reflètent exactement sa souplesse et son adresse verbales. C’est par une rêverie poétique sur Gormenghast que Finelame séduit Fuchsia et commence à agir sur le château. Titus d’Enfer, p. 170 “Il n’avait pas une âme d’artiste mais de simulateur.” Voilà ce qui caractérise le redoutable traître de Gormenghast. Il sait singer, avec une hypocrite maestria, l’art littéraire et il est remarquable que ce soit justement la bouche du traître qui donne l’hommage poétique à Gormenghast. Par opposition à Lord Tombal, Lady Gertrude ou Titus, pour qui Gormenghast est une évidence, c’est-à-dire une transparence : ce qu’on ne regarde pas.

     Avec le même art rhétorique, il séduira, cette fois au sens malin du terme, c’est-à-dire qu’il tentera, puisant dans leur bassesse, leur frustration et leur envie, les sœurs jumelles qui serviront pour leur propre perte, son ascension vers le pouvoir.

     Une ascension qui passe par le poste crucial de bibliothécaire, c’est-à-dire docteur des rituels et des lois, ordonnateur des cérémonies, pouvoir sur le pouvoir des comtes suzerains. C’est ce poste que finit par occuper Finelame, une fois la bibliothèque détruite, une fois assassinés le premier bibliothécaire Grisamer puis son successeur légitime, Brigantin, le vieux fils de Grisamer, accouché par Gormenghast elle-même, qui le tenait en sommeil, depuis cinquante ans, dans une chambre au col étroit, au plafond incurvé comme une poche, et garni de mouches.

     Mais cela ne lui suffit pas. Lecture : la danse de Finelame, Gormenghast, p. 419 Le paradoxe, c’est, au fond, la convergence entre les finalités de l’héritier et des finalités du traître : l’abdication du pouvoir régulier.

     Finelame n’est qu’accessoirement, contingentement, disons, l’adversaire de Titus, héritier du pouvoir. Essentiellement, Finelame est le tentateur et l’adversaire de Gormenghast. Il y intrigue, d’ailleurs, en toute quiétude, lui, dans l’inconscience de Gormenghast, puisqu’il ne viendrait pas à l’idée des seigneurs d’Enfer de prêter attention à son existence : ils ne saisissent que trop tard les effets de ses manigances.

     L’architecture du château sert de support à une composition qui fête, pour le meilleur, les noces de Shalespeare et de Dickens, dans le duel de dieux grotesques : l’obèse des cuisines et l’arthritique des corridors.

L’obèse des cuisines :

[ Vue 10 Lenflure : dessin de Mervyn Peake ]

     Ascension sociale du garçon de cuisine vers les sphères du pouvoir, le parcours de Finelame est tout autant celui de la barbarie, montant du ventre étuve (du nom anglais du cuisinier : Swelter) du domaine, les cuisines, vers les étages du raffinement, de la culture et de la science des rituels et des lois qui ne protègent pas la très ancienne Gormenghast du ver intérieur qui la ronge à visage couvert. Dès la toute première scène qui fait ouvrir au jeune homme le roman, Finelame est la manifestation d’un duel des pronfondeurs : celui qui oppose la barbarie, incarnée par le tyran des cuisines, Lenflure à la loyauté incarnée par Craclosse.

     Les deux personnages symétriques qui connaissent aussi bien l’un que l’autre les moindres recoins, les moindres aspérités de Gormenghast sont Finelame et Craclosse aux articulations calcifiées qui dort sur le seuil de la chambre de Lord Tombal.

     L’arthritique des corridors :

[ Vue 11 Craclosse : dessin de Mervyn Peake ]

     Titus d’Enfer, p. 412
“Se fondant comme un phasme dans la nuit d’été constellée d’étoiles, il s’était faufilé sans hésitation jusqu’au cœur de la grande île de pierre que les comtes d’Enfer avaient élue pour demeure. Il connaissait par cœur criques et promontoires, falaises à pic et rochers croulants et n’avait qu’à se palquer contre le roc pour devenir complètement invisible.”

     Craclosse appartient totalement au monde minéral de Gormenghast.

Il est la voix de la destinée de Gormenghast, c’est par lui que le récit commence, avec l’annonce de la naissance de l’héritier, Titus, au conservateur de la salle des sculptures, comme de l’évènement d’une force antagonique au changement que sa connaissance intuitive du domaine a perçu : “l’enfant est un comte d’Enfer, un authentique descendant mâle de la lignée. Cela défie le changement ! pas de changement Rottcod, PAS DE CHANGEMENT !”

     Et c’est Craclosse qui rappelle à Titus l’injonction de fidélité, le “sois fidèle” de son baptême. C’est aux pierres, dit Craclosse à Titus, que vous devez fidélité.

     Intéressant de remarquer la syntaxe frappante de Craclosse, à quelques exceptions près, comme ce qui précède, exceptions qui montrent l’importance du propos. Craclosse n’exprime jamais, quel qu’il soit, le sujet de ses verbes : l’action se fait sans agent.

     Mais Titus abdique avant de régner. Il abdique originellement, par la nature qui est la sienne, qui lui a donné des yeux violets, qui l’a fait hériter de l’angoisse de son père, peut-être autant que des pierres du domaine, une angoisse transformée chez l’enfant en impatience, dans ce monde pétrifié et qui, bébé, l’a fait, d’un geste imprévu donc étranger aux lois, placer sous de sinistres augures la cérémonie de son sacre. Lecture : le sacre, Titus d’Enfer, p. 489

[ Vue 12 Docteur Salprune : dessin de Mervyn Peake ]

     Dans d’autres sphères que celles de la conscience du trop jeune Titus, se jouent les duos.

[ Vue 13 Irma Salprune : dessin de Mervyn Peake ]

[ Vue 14 Irma Salprune et Belaubois : dessin de Mervyn Peake ]

     Aux nobles et tragiques duos de Lord Tombal et Lady Gertrude, mais surtout de Finelame le beau parleur et Fuchsia la jeune fille incandescente, répond brillantissime duo comique entre Irma Salprune et le professeur Belaubois, duo amoureux des vieillards sous la tonnelle d’un affreux jardin noir et blanc sous une lune grimaçante, calculant leurs gestes et leurs répliques selon les règles strictement ritualisées d’une sèche rhétorique de l’amour.

     Titus ne combat le traître Finelame ni pour sauver son domaine, ni pour venger sa sœur perdue mais parce que l’autre s’est emparé de son canoë, c’est-à-dire de son beau joujou technique parfait, c’est-à-dire aussi de son moyen de navigation, ou de fuite. Encore parallélisme des buts des deux antagonistes : la fuite. La fin de Finelame n’est pas la victoire de Titus, c’est l’abdication de Titus.

[ Vue 15 Titus à la créature blanche : dessin de Mervyn Peake ]

     Lecture, la cérémonie des sculptures, Gormenghast, p. 439 Tout comme l’enfant qu’elle était, au bord du lac, le jour du sacre, cette créature sauvage, que Titus subjugué reverra dans la forêt, réveille en lui une conscience de la liberté en même temps qu’elle lui révèle sa nature d’étranger de solitaire, de singulier, c’est-à-dire, de fou.

III. Le destin de Titus : trahir Gormenghast.

[ Vue 16 Jaquette de l’édition originale anglaise de Titus alone, Eyre & Spottiswoode, dessin de Mervyn Peake ]

     Le départ de Titus suspend Gormenghast. Titus réalise son destin d’homme errant pendant que ne se réalise pas le destin de Gormenghast : la ruine, l’effondrement.

     Titus passe de Gormenghast au mouvement. C’est-à-dire au temps. Quittant un monde où tout est symbole, un monde étouffant sous le sens, pour un foisonnement extérieur qui prend l’immédiateté d’un chaos : voix, mouvements, phénomènes qui semblent n’être que des formes, sans relation, ni lien, ni sens.

     Faute de clotures logiques, de règles fermées déterminant le possible et l’impossible, le monde n’est ni plus ni moins qu’une hallucination.

     La voix, Titus errant p. 42
“Où était-il ? Seul. Voilà où il était.”

     C’est dans un monde illisible que Titus accomplit son destin : l’infidélité à Gormenghast car Titus trahit bel et bien Gormenghast, moins pour avoir abdiqué et quitté le domaine que pour avoir douté de sa réalité. Sa solitude, c’est de n’être pas compris des gens qu’il rencontre dans ce réel et qui ne reconnaissent ni son nom ni son titre. Coupé de son passé, Titus n’est plus lui-même. Soit il passe pour un fou qui se prend pour un seigneur, soit il accepte de n’être pas celui qu’il croit être, de considérer Gormenghast comme un délire et de devenir fou.

     Le commencement de Titus alone, écrit dix ans après les deux autres tomes, d’une facture complètement différente qu’il ne faut pas attribuer à sa seule condition de malade mais à une liberté d’écriture, est un témoignage de l’auteur Mervyn Peake.“To north, south, east ou west, turning at will, its was not long before his landmarks fled him. Gone was the outline of his mountainous home. Gone that torn world of towers. Gone the grey lichen ; gone the black ivy. Gone was the labyrinth that fed his dreams. Gone ritual, his marrow and his bane. Gone boyhood. Gone. It was no more than a memory now ; a slur of the tide ; reverie, or the sound of a key, turning.”

     C’est comme le cauchemar de sa propre trahison qu’il est permis de lire l’étrange scène de la reconstitution carnavalesque des figures de Gormenghast, pour l’humiliation de Titus, par la capricieuse et perverse Cheeta, fille d’un inventeur fortnué, c’est-à-dire du succès, dans ce monde qui dénie à Gormenghast toute réalité.

[ Vue 17 Photo de la série Gormenghast BBC and WBGH Boston, 2000, mini-série de 240’, scénario, Malcolm McKay ; réalisation, Andy Wilson ; production, Estelle Daniel ; Flay/Craclosse : Christopher Lee, Fuchsia : Fiona Shaw, etc. ]

Lecture les apparitions des oubliettes, Titus errant p. 251

IV. Mervyn Peake : le rêve de Gormenghast

     Il manque le quatrième tome de l’initation de Titus, prévoyant son retour à Gormenghast pacifiée. C’est l’occasion de présenter l’auteur : Mervyn Peake, qui connut l’expérience intime de la perte de son pouvoir et sur le monde et sur soi-même.

[ Vue 18 Portrait photo de Mervyn Peake ]

     Voici la suite du passage d’ouverture de Titus alone, où l’auteur en son nom prend place au sein du récit :

“Where is he now ? Titus the Abdicator ? Come out of the shadows, traitor, and stand upon the wild brink of my brain !” “Sors des ombres, traître, qu’on te voie sur la rive folle de ma tête.”

[ Vue 19 Biographie de Mervyn Peake Mervyn Peake, fils de médecin missionnaire, né en Chine, à Tsien Tsin. ]

     Étudiant puis enseignant en arts plastiques, il fréquente une petite colonie d’artistes, avant la seconde guerre mondiale, autour du peintre William Toplis sur une île anglo-normande, Sark. Mobilisé, dépressif, il écrit Titus d’Enfer au moment de la naissance de son premier fils, Sebastian. Dessinateur de guerre pour l’armée, il est rapatrié pour cause de dépression. Il se trouve à Londres pendant le Blitz. Expérience qui ressurgira dans un long texte de prose poétique : The Rhyme of the Flying Bomb, publié en 1962, avec des illustrations de Peake.

     En tant que dessinateur, mais cette fois pour la presse, il est envoyé en reportage auprès de l’armée.

[ Vue 20 Dessin de jeune malade au camp de Bergen Belsen

     Il assiste à la libération du camp de Bergen Belsen. Les prisonniers y sont encore et Mervyn Peake est particulièrement troublé par les malades à l’agonie. Témoin, ce portrait rapporté du camp dont il me semble retrouver les traits dans un personnage qu’il dessinera pour un projet d’illustration de Bleak House, de Dickens, dont Mervyn Peake est un grand admirateur.

[ Vue 21 Portrait de garçon, dessin pour le projet d’illustration de Bleak House ]

     Projet commandé en 45, abandonné en 46 faute de papier et qui n’a jamais vu le jour que sous la forme d’un recueil de dessins préparatoires en 1987.

Témoin, un poème, The Consumptive, dans le recueil Les Souffleurs de verre.

[ Vue 22 Les Souffleurs de verre, tableau de Mervyn Peake ]

     Après guerre, Peake s’établit sur l’île de Sark, où il rédige le second volet de la trilogie Gormenghast.

     Mais la réception de ses travaux est au mieux ambiguë. On lui reconnaît un grand talent mais ses œuvres ne plaisent pas. Les éditeurs boudent le papier rare à ses illustrations, le public boude ses romans. Le moral baisse.

[ Vue 23 Le dit du vieux marin, Coleridge ]

[ Vue 24 L’Ile au trésor, Stevenson ]

[ Vue 25 La Chasse au snark, Lewis Carroll ]

     La famille retourne à Londres, plus près du marché de l’art, car sa femme Maeve Gilmore est une artiste aussi. La famille finira pas s’établir dans le Kent, dans une maison appartenant au docteur Peake, pour des raisons économiques. Et le moral baisse. Mervyn Peake passe cinq ou six ans à produire une pièce, The wit to woo, qui finira par être montée sans succès dans un petit théâtre à Londres en 1957. Échec cuisant. Le lendemain de la première devant une salle presque vide, Mervyn Peake est touché par la première attaque de la maladie de Parkinson. Il a quarante-six ans. C’est avec l’aide de Maeve qu’il continue de travailler et c’est dans ces conditions qu’il rédige le troisième tome de sa trilogie : Titus alone, en 1959.

     Il meurt en 1968.

[ Vue 26 L’île de Sercq : Window in the rock ]

     “Quel bel endroit pour s’envoler”

     C’est dans Mr Pye, curieux roman de 1953, situé sur l’île de Sark que la famille Peake quitte cette même année, qu’est qualifiée cette fenêtre dans la falaise, qui pourrait avoir servi de modèle à la fenêtre de la chambre sous les combles d’où Fuchsia accomplit son définitif envol.

[ Vue 27, Sercq/Sark, falaises ]

     Gormenghast, demeure des comtes d’Enfer, est un château sans extérieur.

“la grande île de pierre que les comtes d’Enfer avaient élue pour demeure”

VI. Sark : la réalité de Gormenghast.

[ Vue 28 carte des channel islands ]

[ Vue 29 carte de l’île de Sark : deux terres reliées par un isthme comme les deux corps de bâtiment de Gormenghast reliés par une passerelle appelée isthme. Mais l’orientation est inversée. ]

[ Vue 30 La Coupée qui figure dans un passage de Gormenghast, celui de la traque de Titus après Finelame en fuite ]

[ Vue 31 Les autelets Tours jumelles dessinés par Victor Hugo sous le nom de “Douvres jumelles” pour ses Travailleurs de la mer ce sont les douvres qui tiennent prisonnière la Durande. ]

[ Vue 32 Falaises, architecture de pierre ]

[ Vues 33 à 35 La seigneurie Conclusion  : Titus au monde perdu ]

     Ce sont les règles et rituels de Gormenghast qui gouvernent, à proprement parler : Gormenghast décide plutôt que ses gouvernants. À l’exception de Lady Gertrude, en capitaine, qui impose, par temps de crise, des décisions politiques. Titus se trouve désemparé, involontaire contre la barbarie qui attaque la civilisation dormante de Gormenghast, pas même réveillée par le choc, victime potentielle plutôt que combattant du traître.

     Difficile de ne pas voir, dans l’ascension destructrice de Finelame, une référence au contexte historique de l’invasion de l’Europe par la barbarie nazie.

     Rappelons que les îles anglo-normandes ont été occupées par les nazis en route vers l’Angleterre et que Titus d’Enfer a été écrit pendant la guerre. Élevé dans son monde de rites et de pierres, un monde ancien auquel il appartient si intérieurement qu’il ne sait pas le considèrer comme un bien à défendre mais seulement comme un cocon à quitter pour ne l’aimer qu’une fois perdu. Car, outre l’irrémédiable destruction de la bibliothèque, c’est le succès de la barbarie que d’avoir fait disparaître Gormenghast, et de la réalité de Titus et de son désir.

[ Vue 38 Chouette effraie en vitrine au Carrefour de Sark ]

SOURCES :
www.mervynpeake.org/ (Sebastian Peake).

http://www.peakestudies.com/
(Peake Studies Peter Winnington).