Des mains de Thelonious Monk, on a dit qu’elles étaient épaisses, de ses doigts qu’ils étaient courts, pas pianistes d’apparence.

Pannonica dans le Delaware, hurlant “PAS SUR LES MAINS !” aux flics en train de tabasser le pianiste au corps de géant parce qu’une boîte pleine de marijuana se trouvait à bord de la Bentley garée sur le parking d’une station service dont l’homme noir, en poussant la porte, avait effrayé la serveuse.

De Pannonica de Kœnigswarter, je ne sais rien et je ne raconterai pas la vie. Mais je retiens que pour cette dame, baronne anglaise, richissime et blanche, qui faisait souvent le chauffeur pour des musiciens noirs dans le New York des années 50, les mains de Thelonious Monk étaient tout.

Ces mains avaient leurs empreintes fichées au sommier de la police. Les musiciens qui se produisaient à New York étaient soumis au même système que les prostituées à Pigalle : une “carte de cabaret” et leurs empreintes digitales enregistrées au commissariat. Chaque fois que leur était confisquée cette carte, c’en était fait du seul moyen et peut-être même de la seule fin de leur existence : jouer. Je ne parle pas d’argent. Je ne parle pas d’aumône, ni de charité d’aucune sorte. Je sais de Pannonica de Kœnigswarter qu’elle a tenté toutes les actions politiques, les influences, les pétitions, les demandes au maire de New York pour que cesse cet encartage des hommes du jazz. Je parle de conviction.

Les mains de Pannonica de Kœnigswarter, sur les photos que j’ai pu voir, ne portent pas de bague. Ce détail m’émeut. Il me semble qu’elle les a jetées sur la tablette d’un lavabo comme des trucs de peu d’importance, pour aller glisser ses doigts entre les doigts de Thelonious Monk, un moment, un moment seulement, Pannonica, du nom du papillon découvert par son père, moment volé aux lois blanches, aux regards furieux des passants, aux faces troublées des gens recommandables, le moment de cette dame, reçue par le roi George V, qui tient son titre des musiciens de Harlem et parmi eux des plus grands : Lady Nica.