Karl Kraus par Erwin Chargaff
Voici ce quécrit, dans une autobiographie passionnante, dune grande culture, lun des patrons de la biochimie du XXème siècle, Erwin Chargaff (Autriche,1905-USA,2002) travaux danalyse de lADN déterminants pour le décryptage du code génétique à propos de limmense, saisissant, intransigeant, très moderne penseur de la langue médiatique et très vivifiant écrivain viennois Karl Kraus (1874-1936), dont jattends avec une impatience désespérée quune promo de lENA choisisse un jour le nom, tant sa lecture devrait être indispensable à tout type sérieux qui se prépare à une tribune quelconque, à lexercice dune influence sur les gens, à une proximité du pouvoir :
En fouillant parmi les livres de mon oncle en 1915 ou 1916, je suis tombé sur le dernier numéro de Die Fackel (Le Flambeau), revue éditée par Karl Kraus, quil rédigeait déjà seul ) cette époque. Ayant toujours eu la passion de lire ce qui ne me regardait pas, jai essayé de comprendre ce qui était imprimé là, mais ce nétait pas facile. De plus, le texte était parsemé de taches blanches, la censure avait sévi. Karl Kraus, le plus grand écrivain polémique et satirique de notre époque, se livrait en effet à une âpre critique de la guerre et de la société qui en était responsable. Personne na plus fortement influencé mes années de formation. Ses théories éthiques, sa vision de lhumanité, de la langue, de la poésie nont jamais quitté mon cur. Cest lui qui ma appris à me garder des platitudes, à veiller sur les mots comme sils étaient des enfants sans défense, à mesurer les conséquences de mes paroles comme si la vie de tous en dépendait. Tout au long de ma jeunesse il a été une sorte de jugement dernier en modèle réduit. Cet auteur apocalyptique [
] a véritablement été mon seul maître.
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Lenseignement que jai reçu est avant tout en rapport avec la position de Karl Kraus à légard du discours, écrit ou oral. Cest en tout cas ce qui ma le plus influencé dans ma jeunesse, car nous prenons chez autrui ce qui est en nous. Kraus considérait la langue comme le miroir de lâme humaine, et son mauvais usage comme le signe précurseur dactes noirs et néfastes. Aruspice [devin qui examine les entrailles pour lire les présages] grammatical, il décelait limminence de temps barbares et sanguinaires dans les entrailles de la presse quotidienne. Pour sa part, la presse a honoré son plus grand critique dune conspiration du silence qui devait durer toute sa vie. Des centaines dessais magistraux, merveilles de style et didées où battait le cur de la langue, des livres et des pièces de théâtre, sept volumes de poèmes, les Worte und Verse (Vocables et vers), trois recueils daphorismes, la presse sest efforcée de tout inhumer dans le silence de la fosse commune. Et ce silence mortel a paradoxalement pris fin avec la vie de la victime. [ ] Et plus loin
[ ] à cette époque, Karl Kraus faisait souvent des lectures publiques, et entre 1920 et 1928, jai probablement assisté à toutes. [
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Les séances avaient généralement lieu dans des salles de dimensions moyennes pouvant contenir quelques centaines de personnes. À mon époque, elles étaient toujours pleines, toutes les places étaient réservées mais, par la suite, après que jeus quitté Vienne, il semble que cela ait changé. Le public, en majorité jeune, témoignait un enthousiasme débordant. Les fréquentes ovations bruyantes semblaient faire un grand plaisir à Kraus car la presse et les instances de la ville sétaient unies pour passer sous silence son existence comme ses activités. De ce point de vue, Kraus rejoint les grandes figures viennoises de son temps : Freud, Schönberg, Musil. Ce dernier enregistrait dailleurs avec une certaine animosité lenthousiasme manifesté lors de ces conférences par de sonores applaudissements. Cest ainsi quil note dans son journal : Longtemps avant les dictateurs, notre époque a produit le culte des dictateurs de lesprit. Voir George. Et aussi Kraus et Freud, Adler et Jung. On peut aussi ajouter Klages et Heidegger Jignore toutefois si Musil a remarqué quelle protestation désespérée cet enthousiasme parfois gênant pouvait recéler. Le public attiré ne comptait pas que des jeunes, parmi les spectateurs réguliers se trouvaient aussi des personnes plus âgées, souvent importantes. Je me souviens davoir vu à presque toute les séances un couple très élégant. Ils prenaient place au premier rang et applaudissaient de toutes leurs forces. Bien plus tard, jai appris quil sagissait du compositeur Alban Berg et de son épouse. Et il y avait beaucoup dautres auditeurs de ce genre, car pour bien des gens, cétait la seule occasion de manifester leur protestation culturelle, donc politique, contre la prostitution de tout ce qui avait fait la grandeur de lAutriche, contre la braderie à laquelle participaient presque toutes les institutions du pays : partis politiques, presse, arts, théâtre, universités. [
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Le décor de ces conférences : une petite table vide et un fauteuil placés pas tout à fait au milieu de lestrade. Kraus entre dun pas rapide par un côté de la scène, portant une liasse de feuillets ou quelmques livres hérissés de signets. Il est un peu plus petit que la moyenne, une épaule légèrement plus haute que lautre. La première impression quil donne est celle dune grande réserve due à une extrême modestie. La plupart du temps, il ne prend pas acte des applaudissements qui saluent bruyamment son entrée. La conférence commence, non sans le rite de léchange et du soigneux nettoyage des lunettes, ni lusage réitéré du mouchoir. Ce dernier, qui se produit aussi parfois aux moments dintense agitation, est un moyen de distanciation [
] dont Kraus fut lun des permiers maîtres. [
] Il prend place à la table et commence à lire, en insistant fortement sur la structure grammaticale et logique des périodes imbriquées sans transition apparente, de sorte que les phrases compliquées semblent claires à lauditeur, comme sil regardait la vue aérienne dun labyrinthe. Parfois sa main senvole, ou bien il souligne une invective [
] en frappant un coup sec sur la table. À certains moments particulièrement dramatiques, il bondit de son siège, les mains crispées sur son manuscrit, le ton devient tranchant, la voix sélève staccato en un profond fausset du désastre imminent.
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À dautres moments, nous sommes submergés de rapides cascades de jeux de mots suscitant émerveillement et effroi. [ ] La cataracte syntaxique de ses phrases, quil faisait déferler dune voix particulièrement aiguë, était un guet-apens recélant des associations dune clarté inattendue, à vous couper le souffle. Et quelle voix il avait ! Il me faudrait pour la décrire recourir à des adjectifs aux riches sonorités [
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Dautres fois, lors de la présentation dopérettes, ou quand les nombreux intermèdes musicaux de Nestroy exigeaient le recours au chant, cétait un divertissement. Kraus avait une belle voix de ténor, mais il ne savait pas chanter. Il rendait les passages musicaux dans un parlando très original, et son défaut de musicalité menait à quelque chose de beau. [
] Cette technique vocale, que Kraus mettait également en uvre en lisant ses propres pièces, nest dailleurs pas le seul exemple de linfluence quil a exercée sur Brecht.
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Pourquoi ai-je écrit tout cela ? Essentiellement pour témoigner de ma chance davoir eu un tel maître. Erwin Chargaff, Le feu dHéraclite, (1979), traduit de lallemand par Chantal Philippe, éd. Viviane Hamy, 2006.
Daprès lindex de louvrage, voir Karl Kraus aux pages 32, 33, 39, 44-54, 88, 276, 279, 291, 336.
Un coup dil sur la page de léditeur laisse soupçonner le désolant zéro des critiques sur ce livre qui témoigne pourtant des questions scientifiques cruciales de notre temps.
Des extraits de ce témoignage avaient été publiés par la Nrf, n°342, Gallimard, 1989, trad. de langlais par Louis Evrard, avec une introduction de Cioran.
Les précieuses éditions Agone
et le philosophe Jacques Bouveresse défendent le magistral travail de Karl Kraus pour les lecteurs fran¸ais : http://www.atheles.org/ Karl Kraus
Les Derniers Jours de lhumanité (version intégrale)
Théâtre traduit de lallemand par Jean-Louis Besson & Henri Christophe. Les Derniers Jours de lhumanité (version scénique). Préface de Jacques Bouveresse - Postface de Gerald Stieg - Théâtre traduit de lallemand par Jean-Louis Besson & Henri Christophe. Troisième nuit de Walpurgis. Traduit de lallemand par Pierre Deshusses - Préface de Jacques BouveresseLes Cahiers de LHerne ont consacré leur n°28 à Karl Kraus, sous la direction dÉliane Kaufholz, 1975. |