Sur l’épouvantable 14,

ces temps-ci pomponnée au sucre glace et au brouillard pailleté dans quelques joliesses cinématographiques bien proprettes :

Il FAUT lire

Andreas LATZKO, Hommes en guerre, (1917) traduit de l’allemand par Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc, éd. Agone, coll. “Marginales”, 2003.

“Le Camarade, un journal «

À moi aussi, la guerre m’a fait cadeau d’un camarade. Un camarade comme personne n’en a.
Il y a quatorze mois exactement, j’ai fait sa connaissance.

[…]

Je baigne dans sa présence, il s’est installé dans mon être, il y travaille comme le mystérieux opérateur de cinéma enfermé dans sa cage noire, au-dessus des spectateurs. C’est lui, qui, par mes yeux, projette son image sur chaque mur, chaque rideau…

[…]

Les médecins ne croient pas qu’un mort puisse s’unir à un vivant, puisse survivre et s’installer dans le corps d’un vivant. Les médecins n’admettent que cet idiot de réel avec son attirail d’objets balourds et de chochoses ridicules. Qu’on soit le berceau d’un mort, c’est trop pour messieurs les docteurs.

[…]

Je sais, moi, que je ne force pas ce mort à partager ma vie. D’ailleurs il vit en moi plus intensément que moi-même. Sont-ce juste des visions, ces silhouettes qui glissent sur les murs, se blottissent dans l’ombre, se tiennent sur le balcon obscur en regardant la chambre éclairée, tapent si fort à la fenêtre que les carreaux en tremblent ? D’où viennet-elles ? Mon cerveau sécrète l’image, mes yeux la réfléchissent mais, dans la cage noire, le mort se tient assis avec sa manivelle. Comment ne verrais-je pas ce qu’il montre ? Si je ferme les yeux, l’image frappe l’intérieur de mes paupières et la scène se poursuit en moi. Soi disant je devrais être le plus fort, mais on ne peut pas tuer un mort, tout docteur devrait le savoir.

Les toiles du Titien, de Michel Ange furent peintes il y a des siècles et on peut encore les voir dans les musées. Les images qu’un mourant, dans sa dernière lutte, grava dans mon cerveau il y a quatorze mois devraient disparaître pour la simple raison que celui qui me les légua gît à présent dans une tombe ?

[…]

Que serait notre vie sans ces images que notre mémoire déterre et remet en lumière, comme le faisceau du projecteur ? Maladie ? certainement.

[…]

Ne suffit-il pas d’avoir entendu parler de mâchoires arrachées, de gorges coupées, de cadavres enchevêtrés, pour pénétrer, au pas feutré de ses pantoufles, de l’autre côté du décor, dans cet envers du confort qui s’appelle l’enfer ?

Celui qui apprendrait qu’on assassine dans la maison voisine, tandis qu’il écoute douillettement les plums de son oreiller, et qui alors bondirait du lit, serait-il un malade ? Peut-on éviter de se sentir proche de ces millions d’êtres accroupis dans une misère indescriptible, là où la terre crache vers le ciel des corps déchiquetés, où le ciel martèle la terre avec des poings de feu ? Peut-on vivre sans êre déchiré quand partout la vie est crucifiée ?

Non.

Ce sont les autres, les malades. Ceux qui parlent de réussite et de victoire avec des yeux brillants d’enthousiasme, qui peuvent apercevoir les kilomètres de terre conquise par-dessus les tas de cadavres. Tous ceux qui ont tendu entre eux et leur humanité un mur de grandes idées et de beaux drapeaux afin de ne plus voir leurs frères assassinés dans cette foire aux horreurs qu’on appelle “le front”.

[…]

Devrais-je me guérir de ma mémoire ?

[…]

Pour être sain, le cerveau doit-il être une ardoise sur lequel on passe l’éponge ?” 

4ème de couverture Agone :

"Andreas LATZKO, écrivain dramaturge hongrois d’expression allemande (Budapest 1876-Amsterdam 1943)

[…]

Blessé en 1915 Andreas Latzko commence la rédaction de Hommes en guerre, qui paraît pour la première fois en Suisse en 1917.”