Jean Thuillier
la périphérie construit le centre

Voici l'épigraphe que Jean Thuillier a placée en tête de son roman La Vierge du Cap :

"Nul homme n'est purement une personne, nul n'est purement un individu. Chacun vit à l'intérieur d'un moi double." Martin Buber, Je et tu.

Jean Thuillier, l'étrangeté de l'insaisissable, la poétique de l'énigme, la narration du centre flou : de ces auteurs inapaisants dont la lecture fait surgir les questions.

En France, depuis Raymond Guérin, depuis Georges Hyvernaud, on n'aime guère les auteurs qui se tiennent à l'écart du milieu parce qu'ils ont autre chose à faire que siroter les germano-potins. On n'aime pas non plus l'étrangeté : le double fond, le vertige de l'énigme mal refermée qui fait pourtant le propre des grands textes. On n'aime pas le clair obscur, on n'aime pas le doute.

Voilà peut-être pourquoi l'auteur extrêmement étrange qu'est Jean Thuillier, alias Jean Briance, n'est pas connu à sa mesure, tardivement réédité, longtemps abandonné dans les couches dormantes des stocks de chez José Corti.

Sous le nom de Jean Thuillier :

Neuro-psycho-pharmacologue de renommée internationale, spécialiste des psychotropes : "je donne à manger du LSD aux araignées", comme il s'est amusé à le dire à Roger Caillois, travaille dans l'équipe du psychiatre et aussi romancier Jean Delay : "la psychiatrie n'est qu'un biais pour venir à la littérature", participe à l'invention du Témesta, dirige l'hôpital Sainte-Anne à Paris, produit des films médicaux avec le jeune Marin Karmitz, sur des scénarios de Marguerite Duras, notamment, publie des articles médicaux et des ouvrages de référence : le Dictionnaire des médicaments, La Folie, histoire et dictionnaire, chez Robert Laffont, collection "Bouquins", Les Dix ans qui ont changé la folie' Laffont, 1980, qui a fait date, Les Stupéfiants, Les Hallucinogènes, Les Poisons de l'esprit, des biographies : Charcot, Semmelweis (l'inventeur de l'aseptie), Mesmer ou le magnétisme animal, 1988, réédité chez Phébus en 2004.

Sous le noms de Jean Briance :

expose, dans sa galerie du 23 rue Génégaud, les paniques et Topor, se laisse persuader par Roger Caillois et José Corti de publier des textes littéraires, des poèmes, des ouvrages illustrés par quelques-uns des artistes qu'il expose : Topor, Tobiasse, le prêtre mystique coréen Kim en Joong dont Jean Thuillier a écrit une monographie, publiée aux éditions du Cerf en janvier 2005 et les récits fascinants que sont :

Campo morto, José Corti, 1992 (Prix Méditerranée) :
Venise, ors, arts, curare et mafia.Campo morto est un purgatoire : un état intermédiaire entre la vie révolue et la mort inactuelle.

La Vierge du Cap, Rivages, 1996 :
complexe récit où s'emboîtent :
un rêve d'épave au trésor,
un trafic international
le journal d'un tueur professionnel spécialiste de toxicologie.
La Vierge du cap est un paradis perdu.

Bulande, José Corti, 1967, réédition Phébus, 2005.

Bulande est une descente aux enfers. Un roman de la fascination, de l'influence. Un narrateur sorti de l'asile qui, en compagnie de quelques morts, revient à Saint-Targol — Glanum — en Provence, dans les Alpilles, chercher Bulande : le vrai Bulande. Et sa quête passive est jalonnée de suicides qui sont chacun des chutes, jusqu'à une double cérémonie panique qui le plonge, après un procès de carnaval, une pendaison par les pieds, un réveil sur un charnier, dans une descente aux enfers. Très surréalistes enfers qui sont appelés "temple", où un tueur en tablier de cuir rouge est saisi de désarroi face aux yeux des bêtes victimes, aux femmes torse nu, aveugles et étrangères, en pantalon de cuir noir.

Un certain nombre de motifs littéraires circulent d'un texte à l'autre :
le retour
à la maison, au village, au palais
sortie d'enfermement, d'asile
limites psychiques
poisons : substances ; influence ; ivresse
dédoublement : volatilité de la personnalité du héros, du narrateur
passivité du héros qui écoute plus qu'il ne voit, qu'il ne vit par lui-même
porosité du réel et du délire
récits de rêve
complots, machinations, pièges
coups de théâtre

La composition de ses récits est très particulière :
c'est une composition qui ne s'organise pas autour d'un drame, d'un nœud actif, d'une action, c'est une composition par les personnages. Ce sont les personnages qui font la construction. De quoi ? non pas d'une histoire mais du narrateur, du héros : du centre. La périphérie construit le centre.