L'œil est un organe sexuel
Orphée, Pluton, Térée : l'avidité, le désordre.
Tout poète, c'est-à-dire tout chamane, tout magicien qu'il soit, Orphée ne parvient pas à retirer des enfers la beauté qui lui a été ravie. Son échec se manifeste par un retour en arrière, un regard qui va de la lumière sur quoi il aurait dû rester fixé, vers l'obscurité où est encore prise Eurydice, parmi les ombres, ombre elle-même qu'il ne doit pas revoir. Mais Orphée ne peut contenir l'impérieux besoin de la posséder à nouveau ne serait-ce que des yeux. Le mythe raconte, de façon disjointe, la fin d'Orphée, déchiqueté par les bacchantes dont le motif de la fureur est laissé vague par les innombrables versions.
Proserpine, la fille de Cérès, déesse des moissons, de la terre porteuse de fruits et d'abondance, cueille des fleurs, jeune vierge à l'écart de ses compagnes. Ovide raconte qu'à la suite d'un complot ourdi par Vénus, Pluton la voit, l'aime et la ravit dans un même mouvement, dans une même phrase qui fait dépendre le désir et le rapt du verbe voir : "Simul visa est, dilectaque raptaque." Voilà comment la jeune déesse a été enlevée par le dieu le plus terrible, celui du monde obscur des morts. Et Cérès, quand elle apprend la perte de sa fille, entre dans une fureur telle que la terre en est rendue stérile, le temps que Cérès négocie avec Jupiter le retour au jour, ne serait-ce que partiel, de la jeune reine des enfers.
Terrible, c'est ce que devient Térée à la vue de Philomèle, la jeune sœur de son épouse Procné, qu'il vient chercher dans le royaume de son père pour la conduire en visite auprès de sa sœur qui a demandé sa présence. Au moment où il voit la jeune fille, le prince thrace prend feu, dit Ovide. Il la ramène, comme prévu, dans son propre royaume mais, au lieu de la conduire auprès de sa sœur, il l'enferme dans une cabane et non seulement la viole mais lui coupe la langue, ce qui va transformer Procné en furie lorsqu'elle finit par apprendre l'acte monstrueux. Elle fait consommer son propre fils à son époux et fait ainsi revenir le puissant prince à l'état archaïque d'un être vivant dans lequel le rapport au monde tient à l'ingestion et à la déjection.
Les bacchantes déchiquetant Orphée, Cérès gelant la terre, Procné tuant et cuisinant son fils comme le fit une autre héroïne mythique, Médée, cette fureur féminine, traverse les contes et je remarque que le récit mythologique relie des images, elles forment son vocabulaire, réduit à quelques motifs qui joueront un rôle dans la composition qu'est un mythe, composition dont la grammaire, tout aussi rudimentaire, repose essentiellement sur la conjonction : le récit mythologique joint entre elles ces images comme des propositions. C'est une pensée. Une pensée anxieuse de l'ordre et de l'équilibre des puissances. L'avidité du regard y est associée à l'avidité sexuelle, et cette avidité provoque le pire danger pour l'équilibre du monde : le désordre. Une liaison est établie entre l'avidité incontrôlable et la dévoration de sa propre descendance. Il s'agit apparemment de punir Térée, mais au-delà de cette logique explicative, l'effroyable repas met en scène, par la conjonction entre l'avidité de Térée, la fureur de Procné et la dévoration du fils par le père, une relation au monde : le désordre.
Le mythe n'appartient pas à la raison logique, il met en œuvre une circulation de motifs, au sens de mobiles, d'origines du mouvement, comme au sens musical de thèmes qui reviennent. Je vois dans cette composition le berceau de toute littérature. Et la puissance du mythe est de mettre en scène, dans un récit, le tremblement de terreur et la fascination.