« Le fossile de la peur devient le document du progrès »
La métamorphose est le mouvement de la civilisation et le mouvement du mythe.

     Ovide applique à ses récits un traitement littéraire qui privilégie la loi de la raison contre la loi du mythe. Il restitue une causalité artificielle entre les différents motifs qui composent son récit et qu'il éclaire volontiers sous l'angle psychologique. Mais au-delà de cet appareil conventionnel, il se permet aussi des effets extrêmement subtils.

     Au moment le plus épouvantable du récit du viol de Philomèle, alors que Térée vient de lui couper la langue et qu'est décrite la scène sanglante des tronçons tressautants, avant de préciser que le bourreau aurait violé derechef la jeune fille, Ovide réalise cette extraordinaire formule du philosophe allemand Hans Blumenberg, dans La Raison du mythe : "le fossile de la peur devient le document du progrès", en intervenant dans le récit, par un "Je n'ose le croire", qui souligne la barbarie du prince thrace et en distancie l'effroi du lecteur civilisé. Ovide emploie à de multiples reprises dans ses Métamorphoses ce stratagème de conteur pour décaler le lecteur du récit, prendre un recul marqué d'ironie vis à vis de la croyance dans le mythe et renforcer le statut du récit mythologique : "ceci est un mythe", disent ces incises.

     Les Métamorphoses donnent à tous ces récits à la fois leur statut de mythes, à la fois une forme fixe qui les extrait de leur nature mutable, fluctuante, livrée à la joie de la variation et de l'inconséquence qui font le propre des récits mythologiques.

     Trois états de culture retracent, dans Les Métamorphoses, le processus de civilisation, trois espaces et trois temps. En Thrace, pays de Térée, la barbarie, en Grèce, les temps héroïques, à Rome, la civilisation.

     Rome, cité sous le pouvoir d'Auguste à qui Ovide cherche à ne pas déplaire, ce qui lui fait présenter ses récits sous un aspect moral qui n'a rien à voir avec le vocabulaire du mythe. Cependant, le titre de son recueil dit la conscience de l'auteur et suggère l'ambiguïté de ses récits vis à vis du pouvoir moralisateur d'Auguste. La métamorphose est à la fois le mouvement de la civilisation, à la fois le mouvement même du mythe qui exprime le monde selon un principe de mutation, de variation, d'instabilité et de mobilité incompatibles avec l'ordre et le retour à la tradition que cherche à établir l'empereur.

     Le recueil se termine sur un plaidoyer végétarien de Pythagore, assez étonnant dans ses conceptions philosophiques dont le caractère asiatique n'est pas sans impertinence vis à vis du pouvoir d'Auguste. Manger de l'animal, dit Pythagore, c'est risquer un grand désordre puisque c'est risquer de manger l'âme d'un parent, venue se loger, peut-être, dans ce corps. La mise en garde rappelle à nouveau l'association entre désordre et ingestion d'un membre de sa lignée, cette fois, renversée et rationalisée : la consommation d'un parent est présentée comme la cause du désordre effroyable, mais l'origine est plus profonde, elle tient à la consommation de viande, c'est-à-dire au détournement du sacrifice des dieux vers l'homme.

     "Toute chose est fugitive et mutable" fait dire Ovide à Pythagore, exprimant la logique même du mythe. La métamorphose est le modèle des récits mythologiques et cette "inconstance substantielle", ce "renoncement à l'esprit de conséquence" que leur prête Hans Blumenberg, m'apparaissent comme l'horizon, comme l'idéal de la littérature.

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