« Éloge de l'ombre »
Tirésias : un sens obscur engendre le récit

     Ce qui relie Les Métamorphoses d'Ovide à mes intérêts littéraires n'est pas d'ordre thématique mais d'ordre logique.

     En permettant de lire les circulations formelles, les conjonctions structurelles à l'intérieur des récits et entre les mythes, le recueil d'Ovide permet de s'apercevoir que ce sont ces formes, ces structures qui agissent, qui justifient et très probablement engendrent le récit. C'est ce que permet l'écrit, par rapport à l'oral, une lecture de second niveau, une lecture qui porte non seulement sur l'histoire racontée mais aussi sur les autres histoires et sur la façon dont toutes les histoires sont racontées autrement dit sur l'action de l'écriture elle-même.

     Un sens obscur engendre le récit dont l'histoire n'est que l'aspect secondaire, n'est que le séduisant atour qui favorise sa diffusion. C'est cette relation de nécessité entre un sens profond et une construction narrative déprise de la logique qui m'intéresse en littérature. L'histoire racontée est l'instrument de la structure agissante que le mythe met en scène.

     Cela amène à une lecture non pas psychologique ni causale, non pas non plus symbolique mais à une lecture observatrice de la composition du récit, de son principe actif, si je puis dire en singeant les chimistes. Il ne s'agit pas de reconnaître, dans les figures que présente le récit, le signe d'autre chose qui serait travesti à l'intérieur d'une image, ni de décrypter une révélation cachée dans l'opacité du texte, il s'agit, en lisant, en racontant, de répéter la structure du récit et d'en renouveler l'action.

     Les récits mythologiques sont à la fois des contes autonomes qui se prêtent à la lecture symbolique, à la fois des parcelles d'un ensemble qui leur donne un sens plus profond : on ne peut détacher les mythes d'un ensemble de rites, les récits mythologiques sont une forme de rite. Et c'est en termes d'action qu'il faut les appréhender.

     Appréhender en termes d'action un texte littéraire, c'est placer sa signification intentionnelle au second plan pour concentrer sa lecture sur le sens de sa forme et des relations qu'il a construites. Le mythe apprend à lire en renonçant à une fin totalisante, à une version sphérique de l'histoire, pour un mécanisme plein de jeux qui échappe constamment à l'emboîtement et à la fermeture. Une telle lecture ne cherche pas à lever l'opacité de l'énigme mais examine la composition d'un récit en admettant l'impossibilité de le comprendre.

     Tirésias rencontre un jour sur le chemin deux serpents en train de s'accoupler, il les sépare d'un coup de bâton et se trouve transformé en femme. Sept ans plus tard, retrouvant le couple de serpents en plein accouplement sur le chemin, il les frappe à nouveau et se voit revenir à sa condition masculine. Un jour que Jupiter et Junon viennent de s'accoupler gentiment, un sujet de débat les divise, sur lequel ils convoquent l'expérience trans-sexuelle de Tirésias : Jupiter soutient que le plaisir féminin est supérieur à celui de l'homme au cours de l'acte sexuel, Junon défend le contraire. Tirésias donne raison au Dieu des dieux et Junon, de colère, le rend aveugle. En compensation, Jupiter lui donne le talent de divination. Je ne sais à quoi se réfère la figure du double serpent, je n'ai aucune clé pour interpréter ce récit ni au plan logique, ni au plan symbolique. Mais je peux percevoir ce que met en scène la structure de ce récit. Un couple de dieux, au plus haut, et Ovide, par une de ses significatives interventions insiste bien sur la divinité de ces dieux, un couple de serpents, au plus bas. On voit qu'une relation est établie dans cette symétrie. Comme les serpents, les dieux sont unis par la copulation puis divisés, par la parole pour les dieux, par le bâton de Tirésias pour les serpents, ce qui revient au même : la parole et le bâton sont le pouvoir d'action du devin qui déclenchera, par sa révélation de l'inceste d'Œdipe, l'investigation tragique du roi sur sa propre histoire. Alors qu'il divise l'unité du monde, Tirésias se trouve être lui-même le passage, le franchissement magique de cette division : il est homme et femme, aveugle et voyant.

     Le mythe met en jeu l'équilibre des forces qui forment et transforment le monde puisqu'il n'est plus une unité ou qu'il est une unité empêchée comme celle de l'œuf que les serpents sont en train de concevoir. L'enquête sur le plaisir sexuel, les paroles de Tirésias aux serpents, dans la version d'Ovide, sont des artifices qui apportent une enveloppe pseudo-logique au sens profond du mythe que nous pouvons pressentir mais qui nous reste obscur. La question du plaisir féminin et la chamaillerie du couple divin sont la fable coquine et cocasse qui enveloppe la structure agissante du mythe. Nous sentons bien la faiblesse ou plutôt la désinvolture de ces artifices qui cherchent à rétablir l'explication des effets par les causes. Nous pouvons lire les relations entre les motifs du récit et le texte que forme cette lecture contient l'obscurité, l'énigme intacte de son sens. La question du plaisir sexuel appartient à la fable et voile, peut-être, le thème de la conception, mais la division et la réunion appartiennent au mythe. La divination de Tirésias suppose un monde total, fini, peut-être pas immédiatement déchiffrable mais lisible, pour qui sait en reconnaître les signes, comme l'est le mythe lui-même. Le bâton de Tirésias agit et divise. Si sa parole de devin agit et renverse l'ordre apparent, c'est parce qu'elle est reliée à la vérité de ce monde total, cohérent selon des lois qui échappent à la raison des hommes, dont l'ordre est tel que chaque élément est en relation avec tous les éléments de l'ensemble.
\     Il ne s'agit pas de comprendre ce que "veut nous dire" le récit, le mythe ne "veut" rien nous dire, il agit dans le langage. Il en est de même pour la littérature, au fond : la faiblesse de ses produits médiocres tient au fait qu'ils veulent nous dire quelque chose tandis que la puissance de ses chefs d'œuvre tient aux forces qu'ils font agir à l'intérieur du langage.

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