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« Le gusta este jardin ? Que es suyo ? Evite que sus hijos lo destroyan ! » (« Vous aimez ce jardin ? Il est à vous. Évitez que vos enfants le détruisent. »)

     Plantée en petits panneaux dans les pelouses municipales d'une ville mexicaine, l'injonction est lue, en espagnol, par un consul britannique. Comme il s'agit du consul de Malcolm Lowry, non seulement anglophone mais surtout imprégné de mezcal, il se trompe sur le sens de la phrase et y lit une condamnation, et même une damnation : « nous expulsons ceux qui le détruisent ».

     C'est une synthèse de l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Nous nous pensons héritiers d'un jardin que nous devons à nos prédécesseurs. Transformé en dette par la reconnaissance, ce legs nous impose le devoir de le préserver, pour ne pas nous rendre coupables, à l'égard de ceux dont nous nous sentons les obligés, d'un défaut de paiement symbolique. On sent bien, avec ces histoires de dette, qu'on est toujours au bord de la faute. C'est un certain cadre de pensée. Il est posé par la plupart des langues européennes qui expriment d'un même mot le devoir, la dette et la faute, qui est originellement une défaillance. Cette conjonction n'est pas sans effet sur la façon dont les gens qui parlent ces langues perçoivent et jugent les engagements financiers qui lient leurs pays. Une dette peut être ressentie comme une faute tant qu'elle n'a pas été « réglée », comme dit si strictement notre langue. Pour nous la dette est un manquement à ce qui doit régir l'existence : la règle d'équilibre, la ligne horizontale du fléau de la balance. Notre langue ne nous aide pas à concevoir le mouvement, à appréhender comme naturelle la logique dynamique, l'incessante oscillation du fléau, son permanent déséquilibre, comme la condition même de l'équilibre, la nécessaire et fructueuse circulation entre les hommes, qui se traduit et par leurs mouvements géographiques et par leurs échanges de monnaies, de biens, de connaissances, de sensibilités.

     Notre langue pense pour nous, depuis la bouche de nos prédécesseurs, elle imprime à notre esprit une structure profonde où sont enracinées les idées que nous croyons les plus raisonnables. Ce qui nous place dans la situation paradoxale d'avoir à inventer, à décider pour le monde qui vient, avec en tête des représentations qui font de nous des consuls ivres, lisant de façon erronée les signes qu'émet le monde en train de se former et dont nous devons apprendre la nouveauté en même temps que nous devons lui donner forme.

     Nos idées nous rendent stupides, nous croyons que préserver c'est clôturer, comme pour les pelouses des jardins publics. Nous oublions que la clôture interdit, qu'elle ne préserve pas, qu'elle produit non pas la vie mais la stérilité, qu'elle entrave non pas la dégradation mais la vitalité. Notre idée de la conservation de notre bien nous fait manquer à notre devoir, qui n'est pas de prétendre arrêter ce qui ne peut pas l'être mais de dénicher et de cultiver toujours ce qui va régénérer notre monde, ce qui l'ensemence déjà pour le rendre nouveau.

Ce que nos décisions préserveront ou ne préserveront pas, ça n'est pas l'état de notre jardin, c'est sa fécondité, ce sont ses possibilités créatrices.

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