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Des hommes sans corps
dans un monde sans corps


     Nous avons à penser nos décisions au-delà de nos repères, non plus à l'échelle d'un territoire circonscrit mais d'une réalité dont le mouvement dépend tout le temps de tous et de partout.

     Il nous faut même dépasser ce que nous avons conçu depuis la Renaissance : la distance de l'homme au monde. C'est en séparant homme et monde, en pensant l'homme à part, qu'il a été possible de développer la mesure et l'examen du monde pour en élaborer une connaissance rationnelle. Ce colossal effort scientifique s'est réalisé par opposition à l'univers magique, dans lequel l'homme et le monde sont confondus de façon si immédiate que la maladie atteignant l'homme et le trouble déséquilibrant le monde sont considérés comme un seul et même phénomène et qu'il faut soigner l'harmonie du monde, réparer symboliquement toute faute qui en aurait déréglé la précaire balance, pour rétablir la santé humaine.

     Nous n'avons pas ce sentiment profond de faire corps avec le monde terrestre, notre mode de connaissance nous a fait hériter de cette étrange pensée d'un homme dont le corps est objet de méfiance, évoluant au-dessus d'un monde que nous nous représentons en données mesurables, nous concevons un monde lisible plutôt qu'un monde perceptible, ce qui nous empêche d'admettre, à l'intérieur de notre pensée rationnelle, la relation de notre corps sensible au corps terrestre dont il est un élément.

     Mais des changements dans notre mentalité collective nous font sentir que le XXIe siècle est engagé. Notre regard est en train de se détourner de nos ascendants pour se fixer sur la ligne de naissance des générations à venir. Nous craignons moins de ne pas nous montrer à la hauteur de l'action de nos prédécesseurs que de priver nos successeurs de notre legs, de cette vie bonne à laquelle ils auront droit de prétendre et faute de quoi ils nous demanderont, ils nous demandent déjà des comptes. Alors que nous nous sentions les obligés de ceux qui nous avaient précédés, nous nous concevons à présent comme les débiteurs de ceux qui nous suivent.

     Ce sentiment de dette vis à vis d'êtres qui n'existent pas encore nous fait renouer avec les représentations des cultures anciennes, dans lesquelles tout homme, par le seul fait de sa naissance, contracte une dette de vie à l'égard du monde.

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