Contribution au Parlement sensible des écrivains,
à l'appel de la Maison des Écrivains et de la Littérature,

http://www.m-e-l.fr/,re,449

lu au théâtre du Vieux Colombier le 1er février 2015, publié dans le recueil Du souffle dans les mots, éd. Arthaud 2015

https://www.babelio.com/livres/sensible-Du-souffle-dans-les-mots--Trente-ecrivains-senga/809756



Quel que soit leur objet explicite, nos débats portent sur cette question sous-jacente : que choisissons-nous de détruire ? C'est-à-dire qui choisissons-nous de supprimer ?

     Dès qu'on prononce le mot « climat », tout le monde lève les yeux au ciel. Mais le ciel a fini depuis longtemps d'entrer dans les décisions que nous avons à prendre, et ce qui nous préoccupe, ce sont les décisions.

#1

Sommes-nous
des fabricants de nostalgie ?


« Si tu reviens jamais danser, chez Temporel, un jour ou l'autre… »

     Vous connaissez peut-être ce poème d'André Hardellet, dans sa version musicale. Grande veine littéraire, la nostalgie, l'amour d'un lieu, d'un temps auquel nous savons que nous ne pourrons pas revenir. Dans le chagrin que nous en concevons, nous exprimons notre conscience de l'irréversibilité des choses, de l'irréversibilité de ce qui a été accompli et de ce qui ne l'a pas été, des actes dont nous avons gardé le projet pour un plus tard qui n'est pas venu, songeons-y, disent Villon, Ronsard, Hardellet, car le chagrin porte sur le gâchis.

     Curieusement, c'est le regard vers le futur qui produit de la nostalgie pour le monde que nous connaissons et dont les œuvres d'anticipation nous font goûter le chagrin de la ruine. C'est un tourment de la littérature d'après 1945, et pour cause : nous craignons de laisser derrière nous le désastre, nous craignons d'être les fabricants de nostalgie, les pères d'un monde que nous aurons rendu stérile.

     Mais lorsque nous lisons les témoignages, les récits provenant de notre passé collectif, c'est du soulagement que nous ressentons, plutôt que des regrets. Une femme a toutes les raisons de le rappeler dans ce lieu auquel elle doit, depuis si peu de temps, et de façon encore si fragile, une existence dont les entraves ne tiennent plus à son identité sexuelle. Dans un autre texte, magnifique, La Cité Montgol, un texte du début des années 50, que je revisite ici librement, André Hardellet décrit un quartier des faubourgs où le promeneur passe par des zones de déchets, de ferrailles, de pelures de bêtes abandonnées à leurs odeurs, de boues aux couleurs louches, de sangs stagnants sous les pieds des hommes qui fouillent les ordures, avant de pénétrer par magie dans un palais princier. En lisant les témoignages de la vie au passé, nous sommes comme le visiteur d'André Hardellet, nous n'avons aucune envie de quitter la précaire cité qui se dresse par impossible au-delà du monde moche où l'humanité peine, et que nous craignons fort de voir reprendre notre vie, rendue moins pénible par les décisions de quelques-uns de nos prédécesseurs pour qui la modernité a été indissociable de l'équité sociale.

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