Le principe de discontinuité (Gilbert Sorrentino) #2
L’écriture du livre
est l’objet de la fiction

     "Les romans de Sorrentino ont ce trait de ne rien établir. Ils représentent un monde dont l'équilibre ne tient pas à la fixité mais aux relations entre les éléments qui le forment, dont chaque parcelle est en tension avec le tout. Depuis son petit centre, chacun des textes reflète le monde ; mais l’ensemble donne un texte d’une autre espèce, obéissant à d’autres lois que celles qui règnent dans les limites de ses fragments, reflet d’un monde dont rien ne permet de saisir la logique qui le détermine.

     "La dimension profonde de cette démultiplication des récits est qu’elle déchoit de son pouvoir un centre qui règle tout. Dans cette destitution, elle met en doute le rapport entre le récit et la vérité, qui est toujours l’énoncé d’une autorité lointaine Kafka. Ce que Sorrentino accuse encore par l’insertion de commentaires à la suite de ses propres récits. Commentaires ironiques d’un auteur entrant dans sa fiction sous le masque d’un auteur-personnage, d'une secrétaire ou autre documentaliste qui, en justifiant, en dénonçant, en analysant ironiquement les procédés de la narration, trouble l’adhésion du lecteur au récit.

     "Sorrentino détruit méticuleusement l’efficacité de la narration, il déroute la reconnaissance pour privilégier l’exploration. Le texte capte toute l’attention, prend tout, pour s’élaborer, c’est le personnage du livre, le texte, chez Sorrentino qui a tout appris du Jazz : tenter l’instrument, jouer au-delà des usages, chercher toutes les possibilités imaginables. L’impureté est le vocabulaire même de ses narrations. Différents statuts de textes se heurtent, des commentaires critiques avec des fictions, d’à peine fausses lettres, de vraies chansons, des citations cryptées, des listes, des détournements, des textes à contrainte  : l’écriture du livre est l’objet de la fiction, chez Sorrentino. En exposant les choix, les aiguillages arbitraires du texte, les embranchements délaissés, il produit une version instable de l’histoire. Les heurts des textes disparates, les commentaires critiques, l’ironie, les jeux formels, toutes ces prudences travaillent à inquiéter le discours, instrument de l’emprise sociale qui glisse son imperceptible contrôle au plus intime de tous. Ce qui compose le tissu commun, l’arrière-plan dont chaque pièce de récit se distingue, c’est cette conformité middle-américaine qui fabrique l’illusion dans laquelle baignent et se retournent les petites créatures, y compris dans les milieux artistiques et littéraires. Sorrentino introduit l’absurde entre le ciel et la terre. Les formes qu'il adopte repoussent vigoureusement le documentaire dont la nature de ses récits peut créer l’illusion. Il est possible que ce trait explique l’ignorance des lecteurs français à son égard. On n’aime guère, en France, les gens qui ne jouent pas le jeu du roman à thème, réaliste, miroir tendu à la psychè du lecteur qui s’y voit.

     "Seulement, l'écriture ne tient pas à l’expression plus ou moins codée d’émotions partageables, pas plus qu'elle ne consiste à représenter le réel. Son enjeu fondamental est de former une expérience dans le langage, une expérience précise, celle d'être en relation avec ce qui n’est pas là. C’est de ce déport, de ce delta que s’occupe la littérature, de tout ce qui, en ne fermant pas le regard de l'homme sur une ligne horizontale, contribue à libérer l'espace intercalaire du jeu poétique.

Kafka en a donné l’exemple supérieur dans La Muraille de Chine. Le très bref texte d’ouverture présente, vu d’un village, le pouvoir autoritaire, lointain et abstrait d’une capitale qui gouverne par décrets dont le sens a tellement pâli dans la distance entre le pouvoir et ses sujets qu’ils apparaissent aussi absurdes qu’ils sont inéluctables. À la suite de cette ouverture, le premier récit, texte parfait, met en scène une révélation. C’est un fils qui se promène avec son père en lui donnant la main. Et le texte est tout entier le paisible portrait-souvenir du père vu par l’enfant admiratif. Au cours de cette promenade, ils rencontrent un marinier. L’homme souffle quelque chose à l’oreille du père, c’est une nouvelle, elle n’est qu’un épisode accessoire de la séquence-portrait, elle reste cachée jusqu’à la fin du petit texte qui la dramatise malicieusement en ne quittant pas le point de vue de l’enfant dont le regard est rivé au visage du père. Et la puissance de ce texte tient à ce tour : la déflagration apportée par la nouvelle est représentée dans la seule expression d’incrédulité du père. La révélation concerne aussi le sens du récit qui n’est pas le paisible portrait qu’il semblait être mais le récit du jour où le fils a vu son père incrédule à l’annonce du bouleversement qui allait irréversiblement toucher leur monde : la construction de la muraille de Chine.

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