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identitées fugitives
Extraits

Tirés de Volodine, etc. - Post-exotisme, poétique, politique, Detue (Frédérik), Ruffel (Lionel) dir., éd. Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique » n°8, Paris, 2013, pp. 151-159

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     C’est une expression d’Abdelfatah Kilito, qui analyse Les Séances (Al-maqâma), genre littéraire naissant, au Xe siècle, d’un empire morcelé, celui des Abbassides sur le déclin, où des personnages se succèdent dans le rôle du narrateur, composant un ensemble fait de pièces, de styles, de registres hétérogènes, et que nous connaissons, à peine, par les Mille et une nuits.
[…]

     Les formes ont un sens et une portée politiques. Depuis le naufrage du Titanic, entendez depuis le naufrage des ambitions et des idées du siècle qu’il a ouvert, en 1912, d’un si exact présage, il nous faut écrire la discontinuité. Écrire, et ne pas entretenir l’illusion muséographique d’un monde régi par les perspectives de la Renaissance. Volodine a cette écriture de l’unité révolue, une écriture rhapsodique, celle d’une pluralité de voix dont la dissonance, les écarts de registres, les aphasies, les pointes animales font la musique. Construit facette par facette, tout au long de la vie de l’écrivain et comme expression poétique de cette vie, le récit global forme un texte non lisse, composé de manques, dont les fragments convoquent, par contact les uns avec les autres, un texte de niveau supérieur, qu’il revient aux lecteurs de produire, dans cette lecture à double foyer à laquelle l’œuvre invite : concentration sur chaque texte achevé et concentration sur l’ensemble en train de se construire, sur ce travail en progrès qu’offre à son temps l’auteur vif.

     Volodine est un jalon dans la recherche d’une autre conscience littéraire de la conscience, après la quête de la continuité qui a animé la Recherche du temps perdu, dont le premier volume date plus ou moins de la même année que le naufrage du Titanic. Même présage.

     J’avais trouvé, lecture déterminante, cette pensée du sujet diffracté, frénétiquement exprimée par Stanislas Przybyszewski, dans l’intense Messe des morts (Pologne, 1893) qui chante le divorce de l’âme et du corps : « Quelque chose s’est perdu : le mystique point d’oscillation où prennent appui toutes mes forces. Il a été relevé par mille autres centres de forces et l’unicité s’est décomposée en mille fragments éclatés. »

     C’est le centre que cette forme de relais narratifs vide de son pouvoir. Elle exprime un monde effondré qui doit se composer de mille centres, mille foyers d’autorité, un pouvoir inscrit dans une configuration précaire.
[…]

     Les noms, qui ont chez Volodine les couleurs et les parures flamboyantes de masques de cérémonie, les métamorphoses des versions de l’histoire qui ne se réduira pas à une version unique, toutes ces stratégies de fugitif aident à l’évasion d’un ordre intégré par le roman bourgeois, impénétrable à l’incertitude, dont la tranquillité cérébrale est l’horizon, l’exclusion, la méthode efficace et la satisfaction des dimanches la justification profonde. L’entrée dans les récits de Volodine demande de s’affranchir du parcours de vérification que trop souvent la lecture suppose, et d’entreprendre à l’aveugle son propre voyage de reconnaissance de ce qu’est l’expérience de cette lecture-là.

Kilito, Abdelfatah, Les Séances : récits et codes culturels chez Hamadhânî et Harîrî, Sindbad, coll. « Bibliothèque arabe », 1983. Przybyszewski, Stanislas, La Messe des morts, (1893), éd. José Corti, 1995, trad. N. Taubes, préf. de Claude Louis-Combet.

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