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Récits flottants
Extraits

Tirés de Volodine, etc. - Post-exotisme, poétique, politique, Detue (Frédérik), Ruffel (Lionel) dir., éd. Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique » n°8, Paris, 2013, pp. 151-159

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     L’utopie est énoncée désannoncée, les balises du doute détachent le texte de toute version fixe de l’histoire pour pointer le masque qui raconte et le grain significatif de sa voix. Dans Description d’un échec (RFA, 1979), de l’est-Allemand Gert Neumann, un alter ego du nom de Saquerieur écoute ou parle à l’intérieur de récits glissant comme des songes, et ce Saquerieur tient, entre les faits, la ligne de méditation par l’absurde sur le cliquetis langage, sur sa formulation du réel, défaillante, sur le néant convoqué en attribuant un nom aux choses. Nous écrivons à l’indirect, depuis des traces, des rapports, des documents, des récits, des échos, toute une médiatisation du monde qui fait que notre réel est passé tout entier dans le langage. L’histoire ne se conçoit pas sans l’histoire de l’histoire et la littérature est naïve, quand elle pratique l’histoire d’avant le Titanic, quand elle ne s’occupe pas de cette complexité, quand elle croit à sa référence au réel. La littérature est triste, non pas de se tourner du côté des ténèbres, mais pour rater par paresse les aventures de son époque, et parce qu’elle nous étouffe sous le molleton de la petite fabrique où elle ne risque rien.

     Chez Volodine le récit vibre de la confusion des contours, se défiant de toute assise, méfiant envers la netteté, méfiant envers la langue dévoyée, envers toute leçon prétendant au rapport avec le véritable, y compris l’authenticité qui n’est qu’un grelot du bonnet du fou, méfiant envers la pensée par l’affirmative. Je surprends, chez Neumann, bassiné de propagande, chez Volodine qui en a gardé le souvenir, cette même façon de retourner dès que prononcée une proposition dans son contraire, ou de la dénoyauter de son sérieux, ou cette façon de la dérober à toute certitude dans un souffle, un délitement, une extinction prématurée, un fondu de la phrase qui se perd. La parole y est évasive, le langage vite résorbé en soupir, rien de positif. Le récit porte sa propre critique du mécanisme illusionniste qui le lie au lecteur, la question sur l’utopie trouve son expression littéraire dans les boucles paradoxales qui entourent la conviction. Une logique déconcertante se développe, qui ouvre sur un autre cadre de pensée, un autre cadre de construction imaginaire et c’est ce que j’attends, profondément, de la littérature : qu’elle bouge les bornes de l’imaginaire, et qu’on en tremble.
[…]

     Abandonnés le reportage réaliste, l’autofiction, le bâtiment psychanalyse, il reste l’expérience d’écrire. Le récit vient des harmoniques de la vie. Chaque livre, au fond, raconte le fait d’avoir été écrit ; il donne le tracé de sa création : doutes, exaltations, bifurcations, élans, affaissements, obstinations, nuits, voilà de quoi est fait le corps du texte, il porte à sa surface ses conditions d’existence. Et ça n’est pas l’état du marché qui garantit à la littérature sa vitalité, c’est la singularité de cette entreprise, l’opiniâtreté de former à nouveau la pâte humaine, de s’adresser, en aveugle, à la personne unique qu’est chacun, à la personne intense que nous pouvons être, de raviver l’intranquillité pour délivrer du fonctionnement son homme.

     Fonctionnement. Cette destruction de la palpitation, à l’œuvre dans les organisations humaines, n’appartient pas exclusivement aux dictatures dont les méthodes ont réalisé depuis longtemps l’homogénéité du monde. Cette emprise sur les hommes, depuis l’intérieur d’eux, depuis leur propre vitalité, leur intelligence du monde et d’eux-mêmes, cette emprise du dedans n’est pas la moindre des conditions du temps sur quoi l’œuvre de Volodine travaille.
[…]

     C’est pourquoi j’entends dans les slogans, dans les haïkus, la possibilité de se tailler de cet internement verbal : le jaillissement, rire, ou cri, ou chant.

Neumann, Gert, (RFA, 1979), Description d’un échec, trad. Lambert Barthélémy, Nouvelles Éditions Lignes, 2008.

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