#3
Épopée fragmentaire
Extraits

Tirés de Volodine, etc. - Post-exotisme, poétique, politique, Detue (Frédérik), Ruffel (Lionel) dir., éd. Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique » n°8, Paris, 2013, pp. 151-159

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     Ma lecture de Volodine contient celle de Cordwainer Smith, son épopée des Seigneurs de l’instrumentalité (USA, 1950), son ironique mélancolie, ses ours pensants, ses chattes intuitives, partenaires d’opérations guerrières, intimement aimées, son temps mathusalem où les personnages vivent des siècles, ses récits appelés par les noms héroïques dont d’autres récits ont conservé la mémoire, sa poétique des noms propres, sa poétique des termes inventés et inoubliables, je me souviens, à la lecture du « suruquer » de Volodine, du « crancher » des sondeurs de Cordwainer Smith en traduction française, même nostalgie du sensible. Ces inventions dépaysent la lecture, elles font écouter la langue familière dans laquelle elles s’introduisent en lui ôtant de sa transparence, elles la déchaussent sans brutalité, elles rendent légèrement étranger le monde que nous reconnaissons sinon tout à fait comme le nôtre, du moins comme une probabilité du nôtre. Je trouve chez Volodine cette exploration de la relation entre une langue et son temps, à quoi le travail littéraire se doit, à quoi il renonce le plus souvent pour donner aux tympans, rigidifiés par des lectures monochromes, les signes manifestes de Littérature que sont les phrases à virgule et les termes belle France pour les lettrés dont l’audition peine à dépasser Gracq.

     Fût-elle vaine, désillusion d’avance, chez Cordwainer Smith, l’utopie d’un futur était au moins imaginable, littérairement opératoire. Pas chez Volodine. Le futur est tronqué, le passé décapité de sa splendeur, les actions d’éclat disparues, transformées en hommages portés par le nom des « communes », l’espoir logé dans le retour de ce terme qui rappelle toutes les insurrections, le futur revient au passé, le temps est à ras, entre deux lignes, présent permanent pour la légende de la fin du millénaire n°2 où chaque héros, dont le nom est une flamme, représente une parcelle du récit. Peu importe à l’auteur d’être le signataire de ces parts qui appartiennent à tous, qui proviennent du fonds commun de nos histoires, de nos visions, dont il se fait l’ouvrier pour les former à notre temps, à notre langue, l’ouvrier qui en travaille la forme, c’est-à-dire la force transmissible.

     Qu’est-ce qu’une épopée d’après la mort du Roi Arthur ? C’est une épopée fossile, gauchie, comme la langue est gauchie par les inventions lexicales. Les textes portent l’empreinte épique mais ils racontent les sous-héros défaits aux prises avec un pouvoir mort dont les rouages tournent seuls. Mort le roi, la quête est une persistance, un souvenir de quête. Les narrations en sont le rappel, produisant la version disparate de l’histoire dont la forme, désormais, ne peut pas être stable ni exactement lisible. Nous devons croire ou prétendre, au sens anglais du terme, poser par convention que la mort du Roi n’arrête pas le cycle de la terre, que le chaos est à vivre. Après le rêve de l’harmonie, la quête est dans le déséquilibre, dans cet ordre mal posé sur ses bases dont la littérature doit rendre compte de la précarité.

Smith, Cordwainer, Les Seigneurs de l’instrumentalité, dont le premier récit, « Les sondeurs vivent en vain » date de 1950, Gallimard, coll. « Folio SF », 2004, divers traducteurs.

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