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Chants
Extraits

Tirés de Volodine, etc. - Post-exotisme, poétique, politique, Detue (Frédérik), Ruffel (Lionel) dir., éd. Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique » n°8, Paris, 2013, pp. 151-159

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     « Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu’on la soigne. » C’est Jules Michelet, dans la préface de la réédition du Peuple, qui fait de l’historien celui qui se charge de la mémoire des morts sans postérité. « J’ai donné à beaucoup de morts trop oubliés l’assistance dont moi-même j’aurais besoin. » Cette assistance est la situation de dialogue symétrique à celle de la question, dans le travail de Volodine. Ses récits les plus récents se passent volontiers dans un espace intermédiaire qui peut rappeler la représentation du trépas dans la tradition sacrée tibétaine. Les défunts ont quitté la vie sans tout à fait disparaître, les vivants suspendent leur existence le temps que leur parole accompagne et transmette la mémoire de ces êtres sur le point de s’évanouir. Comme dans les pages de poésie proustienne, Volodine remet la littérature à la puissance des noms propres, noms de personnes, dont les listes de Boltanski ont fait éprouver l’effet d’oraison. Les noms disent des lieux, ils disent des temps, ils disent des peuples, ils disent des voix, des destinées, des ascendances. Le chamanisme traverse ces géographies, mais c’est un chamanisme par écho, gauchi encore, sans adhésion, parce que le monde de Volodine ne se révèle pas comme langage, non, ne fait pas signe, non, n’est pas intelligible comme l’est le monde de l’homme relié aux puissances magiques. Mais l’opération du livre des morts tibétain est de prendre soin des âmes, de les rassurer, de différer leur solitude, de les orienter, de les encourager — sans doute que trouver la lumière demande du courage — et c’est ce qu’évoquent et, dans cette évocation, ce que réalisent, les dits de Volodine, démultiplié en mille vieux marins.

     Je le prendrais plutôt pour une scène nue, cet espace indéfini où des voix, dont les corps sont eux-mêmes un théâtre, animent des personnages qui incarnent une parole singulière, une mémoire collective.
[…]

      Tout ce travail de Volodine sur la persistance, cette écriture depuis ces voix portées dans sa poitrine à qui ses forces donnent un texte jouant sur les narrations, les démultipliant, démultipliant les voix, j’en perçois l’effort, j’en perçois la vigueur, c’est ce qui m’émeut, la vitalité de ce déploiement mené contre les écrasements politiques, les dégoûts.

     Quelqu’un raconte, dont le corps est la scène où se joue le passage. Antoine Volodine mentionne le pansori, chant coréen repris au colonisateur japonais, et devenu, extraordinaire preuve de résistance et de vitalité, véhicule de la culture coréenne, dans un récit chanté par un ou une soliste en relation avec un tambour, dont le genre est à la fois épique, à la fois burlesque, puisque il est né sur les tréteaux des marchés. Et c’est un chant théâtral dont la beauté tient à l’intense énergie, portée par l’énergie du musicien au tambour, que déploie, avec d’infinies variétés de tons, de hauteurs, de temps et de voix, la chanteuse qui s’adresse frontalement à l’assistance, depuis l’espace nu où elle bouge, pour faire vivre son récit.

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